Citations sur La Part du mort (35)
Les deux énergumènes, qui me tournent le dos, pivotent sur leurs sièges et se raidissent, estomaqués par mon intrusion. Le plus gros rabat immédiatement le couvercle d'une mallette remplie de liasses de billets de banque ; l'autre se contente de s'embusquer derrière d'épaisses lunettes de soleil. Je n'ai pas besoin de consulter une cartomancienne pour deviner ce qui se passe dans le bureau du maire. Les deux lurons puent la magouille à des lieues à la ronde. Le costume identique, noir avec des rayures fines, la cravate clownesque d'un jaune affreux et les souliers vernis trahissent les nouveaux riches du socialisme scientifique à l'algérienne, c'est-à-dire cette confrérie de canailles visionnaires qui a réussi à convaincre les apparatchiks de la nécessité d'abuser de leurs prérogatives pour élever des empires financiers afin d'entrer dans le nouvel ordre mondial mieux armés et plus avertis.
- N'est-ce pas somptueux ! s'exclame-t-il. La nature a du génie ; ce sont les hommes qui la défigurent pour ramener les choses à leur image. Visez-moi le village, là-bas. On dirait une grosse souillure sur un tapis volant. Jamais je n'irai habiter un foutoir pareil. Ici, c'est le travail sain, l'air pur et la paix. Je n'ai pas de voisins, donc ni tapage ni litiges. Et le soir, quand je m'allonge dans mon lit, il m'arrive d'entendre la planète tourner.
Le sacrifice n'est pas de mourir pour quelqu'un ou pour une cause ; je dirai même que c'est, sans aucun doute, la moins raisonnable des initiatives. Le sacrifice, le vrai, est de continuer à aimer la vie malgré tout
Pourquoi tue-t-on ? Quand on tue, on ne se pose pas de questions ; on agit. Le geste devient l'expression unique. La mise à mort commence là où l'on n'attend plus d'explication. Autrement, on s'en serait abstenu. N'est-ce pas ? On tue pour ne pas chercher à comprendre. C'est l'aboutissement d'un échec, l'émargement d'un désaveu.
Elle était belle, Alger, au temps des saisons bleues. Un rien nous gonflait à bloc ; le moindre chant nous glorifiait. Nous étions jeunes comme nos vocations et nous prenions pour argent comptant les promesses farfelues. Nous avions la main verte, le coeur à l'ouvrage et la naïveté franche ; nos ambitions étaient humbles et nos espoirs confiants ; nous voulions seulement vivre et aimer être là, parmi la prière des mosquées et les coups de gueule des ivrognes, chercher notre image dans la sympathie des autres, toucher du bout des doigts nos songes d'enfants, cueillr d'une main la fleur à offrir et tenir, de l'autre, l'ensemble de nos paroles.
- Dieu a donné aux hommes le meilleur de Lui-même. Il leur a conçu le monde comme une aquarelle pour que leur regard s'éveille à la beauté, mis dans le ciel des étoiles pour les guider, élevé autour d'eux des horizons fascinants pour les stimuler. Mais Il a omis de mettre un frein à leur besoin de cruauté, et toute Sa générosité est tombée à l'eau... Dieu n'aurait pas dû placer Ses espoirs sur ceux-là mêmes qui excellent à défigurer Son image. Il n'aurait pas du croire une seconde que nous étions incapables d'ingratitude. Tout le malheur du monde vient de cette confiance imméritée.
En Algérie, le nez est l'organe de la fierté. Durant la guerre d'indépendance, les maquisards tranchaient le nez de ceux qu'ils considéraient comme félons avant de les faire défiler dans les rues pour que les gens en tirent les enseignements qui s'imposent. La signature et le message étaient clairs, à l'époque. C'est de les voir resurgir vingt-six ans après qui me tarabuste.
Hier, il a plu toute la nuit. Le vent a vidé son sac jusqu'au matin. Puis, dès l'aube, le ciel s'est dégagé et un soleil rembranesque s'est foutu à poil par-dessus les immeubles de la ville. L'hiver n'a pas fini de remballer ses grisailles que l'été est là, supplantant le printemps et le reste. Dans les rues décrottées, les filles traversent les esprits telles des étoiles filantes, le minois épanoui et la croupe frémissante. Un vrai régal. Si j'avais vingt ans de moins, je les épouserais toutes.
Dieu a donné aux hommes le meilleur de Lui-même. Il leur a conçu le monde comme un aquarium pour que leur regard s'éveille à la beauté, mis dans le ciel des étoiles pour les guider, élevé autour d'eux des horizons fascinants pour les stimuler. Mais il a omis de mettre un frein à leur besoin de cruauté, et toute Sa générosité est tombée à l'eau ...
Tout ce qui brille n’est pas or, c’est la loi. J’aime mon pays et les gens qui vont avec. Je suis malheureux quand les choses tournent mal, et il m’arrive souvent de prier pour que l’on sorte des mauvaises passes sans trop de casse. Comme vous, je rêve d’une patrie belle et saine ; je suis prêt à me défoncer comme un dingue pour un soupçon d’embellie dans la grisaille de nos jours, mais quelle que soit la ferveur de ma foi, je m’interdis de faire allégeance aux prophètes qui légitiment le meurtre.