Il est bien difficile de chroniquer un texte comme celui-ci, qui rend compte d'un vécu si fort dans une forme imparfaite.
Alors oui, le style est maladroit, les clichés sont légion (le Japon est « le pays du Soleil Levant »), les phrases sont courtes, comme si elles avaient peur de se déployer et de tomber. Elles sont lâchées avec effort.
Pourtant ces défauts disent dans le même temps des choses touchantes, comme si la petite fille empêchée de parler dans son enfance rudoyée s'y mettait enfin, gagnant le droit de devenir enfin libre.
Farida Khelfa ne s'autorise à écrire qu'une fois sa mère morte, comme elle ne s'est autorisée à avoir des enfants que lorsque son père a été enterré. Écrire, c'est laisser la vie reprendre le dessus : cet aspect du livre est émouvant.
D'autres défauts, le côté décousu qui rend certains passages difficiles à comprendre, ou la sécheresse apparente des émotions exprimées, se retournent de la même manière au bout d'un certain temps de lecture. L'émiettement dit la folie "contagieuse" qui guette, conséquence d'années d'abus et d'un atavisme bien enraciné. Il dit aussi le manque de confiance de cette femme jamais sûre de rien, surtout pas d'elle-même.
Cette structure morcelée est la conséquence du travail d'anamnèse procédant par boucles, typique des confessions difficiles. Petit à petit, l'autrice apprivoise son sujet, en tournant et en navigant dans le passé sans boussole, jusqu'à prendre dans ses bras la petite Algérienne misérable qu'elle fut. Il faut lire à cet égard le récit de son rêve d'un bébé en smoking, puis l'analyse qu'elle en fait grâce à son psy. Ce passage, très simplement exprimé, fait partie de ces boucles vertueuses qui émaillent le récit : elles la remettent dans le flux de la vie, lui permettant la réappropriation d'une identité confisquée. En cela,
Farida Khelfa est bien une autrice. Autrice de son destin.
Si l'on considère que ce récit est un témoignage qui ne se veut pas une oeuvre littéraire, il devient vraiment intéressant. On y comprend mieux la pauvreté extrême, le problème des Algériens venus en France avec la haine des Français, tous victimes des violences de l'Histoire. On y observe une famille gravement dysfonctionnelle, où l'inceste, la domination masculine, la violence, la folie, l'alcool et l'absence d'amour font des ravages sur les enfants. Cela fait froid dans le dos. Et on se prend d'admiration pour cette femme qui a si bien su survivre alors que tout la condamnait. Sa force de résilience est incroyable. Elle la doit à elle-même, aux amis dont elle s'est entourée, à la psychanalyse, à ses enfants et son mari. La puissance de sa liberté est admirable. Elle coûte cher aussi, l'oblige à s'enfuir, à se couper de ses racines : "il faut parfois risquer sa vie à se couper des siens".
Maintenant, que faire du fait que cette femme n'est pas n'importe qui, qu'elle fait désormais partie du monde des riches et des célèbres ? On ne peut pas s'empêcher de chercher des anecdotes croustillantes sur le monde de la mode, des potins sur Louboutin, des scènes de genre chez Alaïa, le tout un peu mondain... Pourtant elle ne balance pas, elle a appris cela à la cité.
On se demande aussi avant d'ouvrir le livre si ça n'est pas un peu facile, quand on est femme de Seydoux, de revenir sur une enfance de Cendrillon, d'écrire quand le danger est écarté et alors que la parole des femmes s'est libérée, donnant lieu à des thèmes « à la mode » (transfuge de classe, enfance abusée, vie de sans-papiers, femme dominée…). Si ça ne va pas faire un peu conte de fées, un peu vain. Une énième star confessant ses traumas passés ? En refermant le livre, j'ai oublié ces préventions. L'approche simple, sincère, pudique a permis d'éviter ces écueils de manière élégante et touchante. La classe.
La force de
Farida Khelfa, c'est de ne jamais prétendre être une autre.
Cette force irrigue puissamment le récit et le nimbe d'une dignité qui en impose.
Lu dans le cadre du Grand Prix des lectrices Elle 2024