La Crimée, le Donbass, Kherson et Marioupol, Donesk et Zaporijia.
Autant de villes et de localités que j'étais incapable, il y a quelques temps encore, de situer sur une carte.
Autant de territoires que je croyais lointains, autant de noms propres aux consonances vaguement exotiques dont j'aurais préféré ne jamais entendre parler.
Hélas l'actualité s'est tristement chargée de m'instruire, moi le cancre en géographie.
J'ai vu à la TV le cinglé moscovite et ses lubies d'annexion, j'ai vu les mouvements de blindés et les immeubles en ruines, j'ai vu les civils hagards. J'ai pris conscience alors que l'instabilité de cette zone-tampon de l'est ukrainien, qui a récemment ému toute la communauté internationale, ne datait pas d'hier... Depuis 2014 en effet, la frontière entre l'Ukraine et l'ogre Russe est en effet mouvante, soumise aux aléas d'une guerre qui s'éternise, et quand nous rencontrons Sergueïtch, l'apiculteur en charge des ces "abeilles grises" (dont on m'a dit le plus grand bien !), cela fait bientôt trois ans qu'il végète en "zone grise", ce quasi-no man's land abandonné de tous. Avec son voisin Pachka, avec qui les relations furent toujours fraîches, il fait figure d'irréductible et refuse de quitter son village. Qu'importe les quelques obus tirés par les séparatistes prorusses, qu'importent les rares ripostes des forces ukrainiennes : seules comptent les ruches et le bien-être des petites butineuses innocentes.
Deux-cents pages durant, nous voilà donc avec eux, Sergueïtch et Pachka, coincés dans un quotidien fait de bombardements intermittents et de ravitaillements sporadiques. Aucune nouvelle du front, plus d'électricité, des réserves qui s'amenuisent et parfois des vitres qui tremblent, mais toujours les heures qui passent et les jours qui défilent. On s'habitue à tout.
Et moi j'ai plutôt bien aimé cette première partie ! J'ai apprécié cette atmosphère étrange, cette chape d'absurdité recouvrant le hameau désert, ces conversations parfois lunaires entre nos deux quinquagénaires contraints de s'entendre pour cohabiter, l'incongruité de ce conflit auquel ni l'un ni l'autre ne comprend grand chose. J'ai goûté cette façon de tenir la guerre à distance sans jamais véritablement entrer dans le "vif du sujet", de vivre dans l'instant en observant le passage des saisons avant celui des soldats au loin, de se remémorer les temps anciens où chaque maison du village était occupée. C'était beau et mélancolique, un peu décalé par moment, et j'avais hâte de savoir où la plume experte d'
Andreï Kourkov allait me conduire.
Et puis finalement, à l'approche du printemps, Sergueïtch décide de quitter sa zone grise pour emmener ses ruches en balade.
Commence alors un long périple à travers l'Ukraine, fait de rencontres improbables, de passages de check-points plus ou moins délicats (gardes frontières obtus, procédures kafkaïennes, intimidations à peine voilées), et de haltes aléatoires - toujours avec les ruches en remorque - dans le but de rendre visite à un vieil ami apiculteur de Crimée. Si l'écriture est toujours fine, empreinte de douceur et de poésie, j'avoue m'être un peu ennuyé, et avoir eu parfois envie de secouer ce pauvre Sergueïtch, dont la candeur et la naïve passivité m'ont par moment exaspéré.
À la manière d'un bourdon au vol erratique, difficile à suivre du regard, le brave homme zigzague d'une péripétie à l'autre et j'ai eu bien du mal à décoder sa trajectoire, sur laquelle plane en permanence l'ombre une menace diffuse. Certains éléments de l'intrigue m'ont semblé complètement sous-exploités et d'autres sont carrément abandonnés en cours de route, comme si l'auteur ne savait pas lui-même quelle serait l'issue de ce road-movie apiaire un peu poussif et bizarrement conçu.
"
Les abeilles grises" ne fut donc pas pour moi la révélation promise par les nombreuses critiques enthousiastes lues ici et là.
Je reconnais pourtant volontiers le talent de conteur d'
Andreï Kourkov ! En racontant les mésaventures un peu farfelues d'un citoyen ordinaire, rêveur et nostalgique, qui cherche à se glisser sans bruit dans ces petits interstices entre guerre et paix, il aborde de façon originale le sujet éminemment dramatique du conflit russo-ukrainien, et livre finalement un texte plus profond et plus engagé qu'il n'y paraît.