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Critique de karmax211


Formidable premier volet de – La trilogie des jumeaux – que – le grand cahier – d'Agota Kistof !
Ce livre magistral sorti en 1986, outre le fait d'être un chef-d'oeuvre littéraire traduit en 33 langues, transposé au cinéma, joué au théâtre à travers le monde...et récompensé dès 1987 par le Prix littéraire européen d'ADELF, a eu un impact majeur et inattendu - dont vous avez peut-être entendu parler – dans l'actualité de notre pays à la fin de l'année 2000.
Le 28 novembre de cette année-là, Libération titrait : "Prurit puritain à Abbeville autour du – Grand cahier -... un prof poursuivi par des parents à cause d'un livre."
De quoi s'agissait-il ?
Alors que le roman est apparu depuis sa publication au programme de plusieurs lycées et collèges, encouragé en cela par le CNDP ( Centre national de documentation pédagogique ) pour lequel l'oeuvre est un classique, un jeune professeur de français du collège Millevoye d'Abbeville ( ville près d'Amiens )âgé de vingt-six ans, enthousiasmé par le roman d'Agota Kristof, le fait acheter par les parents de ses élèves de 3ème dans l'intention fort pédagogique de montrer à ces jeunes gens "comment la littérature peut dire la guerre".
Tollé, "la bourgeoisie réactionnaire" ( pour reprendre encore des propos de Libé et du Monde ) se rebiffe, porte plainte contre l'enseignant pour "apologie de la pornographie".
Selon le magistrat en charge de la procédure, le contenu en question porte sur trois scènes litigieuses : une scène de zoophilie et deux scènes de fellations...
Le 23 novembe, le professeur escorté par trois policiers est placé trois heures en garde à vue, son logement est perquisitionné.
Commence alors une affaire de portée nationale dans laquelle vont s'affronter les syndicats enseignants, la LDH ( Ligue des Droits de l'Homme ), le FN ( Front National ), la Justice, la police et même l'ex-ministre de l'Éducation nationale...Jack Lang.
Car certains voient dans cette affaire la main dissimulée de l'extrême droite.
L'enseignant est innocenté mais on réclame pour lui une autre affectation...
Ce rappel des faits qui m'a fait penser aux remous causés aux USA par – La Vague – de Tod Strasser ou plus près de nous - avec le terrible dénouement que l'on sait - les "caricatures" proposées comme thème de réflexion par Samuel Paty... pour dire à quel point "le problème avec la morale, c'est que c'est toujours la morale des "autres"...

Et dans ce roman il est justement question de morale ou comment l'amoralité est nécessairement source d'immoralité...
Dans un pays qui n'est pas nommé ( je l'ai situé en Hongrie ), à une période qui n'est pas datée – mais l'on déduit très vite que nous sommes vers le milieu de la Seconde Guerre mondiale -, une jeune mère fuyant les bombardements de la ville préfère se séparer temporairement de ses deux fils jumeaux d'à peine dix ans, et les confier à sa mère qui vit dans un village à la campagne.
Les deux femmes ne s'aiment pas ; elles ne se sont pas vues depuis dix ans.
La mère promet qu'elle écrira régulièrement et enverra de l'argent.
Sa mère recueille "contrainte et forcée" ses deux petits-fils qu'elle ne connaît pas.
La grand-mère surnommée "la Sorcière" depuis qu'elle est soupçonnée d'avoir empoisonné son mari, est laide, méchante, avare, sale, analphabète, vulgaire et totalement dépourvue d'empathie.
Au lieu de les appeler par leurs prénoms, Claus et Lucas, elle ne va cesser de leur donner du "fils de chienne".
Les jumeaux livrés à eux-mêmes vont devoir s'appuyer l'un sur l'autre pour se défendre et survivre dans un univers qui leur est hostile.
Pour cela, il vont s'efforcer de se construire leur propre système de valeurs fondé sur une absence de morale tout à fait involontaire.
Confrontés à la déscolarisation, à la misère, à la faim, au froid, à la violence, à l'hypocrisie, au mensonge, à la délation, à la lâcheté, à l'antisémitisme,à la perversité et à l'absence de tabous transgressés par la guerre, ils vont apporter à l'âpreté de cette vie dans laquelle ils ont été jetés sans qu'on leur demande leur avis, une réponse sous deux formes.
Un grand cahier et des exercices d'endurcissement censés leur apprendre à supporter la souffrance.
La souffrance physique ? Ils vont se donner des coups jusqu'à ne plus rien sentir.
Les insultes, l'humiliation ? Ils vont se traîter l'un l'autre avec les pires mots jusqu'à devenir indifférents à ces mots avilissants.
La faim ? Ils y répondent par la pratique régulière du jeûne.
La cruauté ? Ils commencent par égorger un poulet...et ce n'est qu'un début...
Ainsi en va-t-il de même pour le vol, le chantage, la mendicité, la cécité, la surdité, le silence etc...
Le "grand cahier" est le complément "théorique" de leurs exercices pratiques.
" Pour décider si c'est "Bien" ou "Pas bien", nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie, Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d'écrire : "Grand-Mère ressemble à une sorcière" ; mais il est permis d'écrire : "Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière."
Il est interdit d'écrire : "La Petite Ville est belle", car la Petite Ville peut être belle pour nous et laide pour quelqu'un d'autre.
Nous écrivons : "Nous mangeons beaucoup de noix", et non pas : "Nous aimons les noix", car le mot "aimer" n'est pas un mot sûr, il manque de précision et d'objectivité."aimer les noix" et "aimer notre Mère", cela ne peut pas vouloir dire la même chose. La première formule désigne un goût agréable dans la bouche, et la deuxième un sentiment.
Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s'en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c'est-à-dire à la description fidèle des faits."
Pour compléter leur apprentissage, ils ont un dictionnaire et la Bible. Bible qu'ils apprennent par coeur, non pas que la foi leur a été révélée... ils ne croient que ce qu'ils voient... le dictionnaire vient de leur père, la Bible, ils l'ont trouvée chez leur grand-mère.
"La Sorcière" héberge un officier et son ordonnance. Quelquefois l'officier reçoit son "ami".
À côté de la maison de leur grand-mère vivent une mère aveugle et sa fille affectée d'un bec-de-lièvre et qu'on appelle Bec-de-Lièvre.
Bec-de-lièvre est une gamine privée d'amour. Elle dit : "il n'y a que les animaux qui m'aiment"...
Elle et sa mère sont miséreuses. Pour survivre, la jeune fille emprunte contre caresses de l'argent au curé ou vend sa bouche à ceux qui ne sont pas trop regardants.
Chez le curé, il y a une servante très "serviable".
Alors entre un officier homosexuel masochiste et fétichiste, une gamine que n'aiment que les animaux et une servante prête à servir deux angelots mineurs, les jumeaux vont découvrir la zoophilie, le masochisme, l'ondinisme, la pédophilie.
Se focaliser sur ces moments-là du roman est à mon sens une grave erreur de lecture.
C'est la guerre, et dans la guerre il n'y a plus de tabous.
Comment des parents ont-ils pu s'offusquer et parler d'apologie de la pornographie quand dans ce roman on torture, on déporte, on assassine, que les charniers s'amoncellent et qu'un régime que l'on suppose être celui des nazis va être remplacé par son frère jumeau que l'on se représente comme étant stalinien ?

Comme je l'ai dit pour commencer, ce roman est un très grand roman.
C'est le roman du NOUS contre le monde entier.
C'est un roman sur l'enfance dans la guerre... sur ce que la guerre peut faire des enfants de la guerre.
Les sortir de l'enfance pour en faire...
Glaçant par les faits évoqués, glaçant par le choix d'une écriture glacée, - le grand cahier – est ue histoire bouleversante en cela qu'elle montre comment deux jeunes enfants beaux, sains, intelligents, jetés dans la tourmente de la guerre peuvent à leur corps et à leur âme défendant devenir l'image de la guerre.
C'est bouleversant, dérangeant, intrigant, questionnant, envoûtant...
C'est un livre terrible et magnifique !
PS: j'ai commandé les deux derniers volets de - La trilogie des jumeaux -...

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