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Critique de HenryWar


Cet ouvrage pourrait tout aussi bien s'intituler, de mon point de vue : « Théorie de la littérature telle qu'elle m'est insupportable ». J'admets ne pas avoir poursuivi au-delà de la page 104, non parce que l'essai est difficile ou épais – on sait depuis longtemps, je l'espère, l'étendue de mon goût pour l'effort –, mais parce que j'y ai rencontré incessamment, aussi bien quant à la forme qu'au fond, des objections rédhibitoires qui me donnaient l'impression d'y perdre mon temps. Quand, dans un essai, tout vous paraît à la fois flou et faux, embrumé de contradictions innombrables et artificiellement gonflé de volonté de gloire, et que vous ne voyez, tandis que vous êtes vous-même une sorte de professionnel pour ce sujet, pas même l'intérêt pratique de se poser les questions auxquelles l'auteur s'efforce très maladroitement de répondre, votre arrêt prend plutôt la forme d'un refus que d'un abandon – où cessation rime alors avec sécession.
Toutes les problématiques de Kundera sur le roman me paraissent pédantes et oiseuses. La conception que l'auteur se fait de ce genre m'évoque les périodes les plus intellectuellement déconstructivistes de l'art contemporain, et toute symptomatique de l'époque où l'on a incité le spectateur à voir ce qui ne figurait pas dans l'oeuvre, cependant que cette façon de lui révéler l'invisible était extrêmement flatteuse pour le créateur en ce qu'elle faisait de lui une variété de génie, étant bien admis, je ne sais pourquoi depuis les romantiques, que le génie est toujours celui qu'on ne comprend pas et qui voit et crée justement ce qui n'existe pas. Voici un écrivain alambiqué qui fait de son homme instruit après avoir plu à des foules communes (je soupçonne ses origines tchèques, à la fois « sérieuses » et « exotiques », d'avoir beaucoup contribué à son succès), et qui prétend fournir, à travers ses romans, des méditations sur l'existence. Quelle est donc sa position, ou, pour être plus juste, sa posture ?
Il s'agit tout premièrement d'un être infiniment flatté qu'on s'intéresse à lui, intarissable sur son oeuvre, qui aimerait se penser en chef de file de quelque courant littéraire d'envergure, ambitionnant des succès critiques vraiment intellectuels – c'est nettement un homme à qui ne suffit pas l'estime populaire (imaginer un Marc Lévy réclamant des commentaires littéraires et philosophiques sur son « oeuvre ») –, aspirant à ce que resurgisse sur lui l'admiration qu'on voue à des novateurs, seulement il ignore encore de quelle école il pourrait être le maître et, à vrai dire – je crois même qu'il le sait –, il lui manque un manifeste pour y être légitime. Alors il retourne au plaisir de disséquer ses propres livres qu'on devine assez pénibles et vains, d'une surface feignant le reflet du ciel ou des profondeurs, pour y rencontrer une théorie qu'il n'a pas eue en les écrivant : il y cherche avec insistance pour la trouver, retourne des formulations élégantes, comme il suffit souvent à un universitaire de s'enfoncer longtemps par thèmes dans n'importe quel roman pour y dénicher toutes sortes d'extrapolations aventureuses qui finissent tôt ou tard par donner l'illusion de quelque innovation critique. Il est avéré pour moi que Kundera, pour qui l'auto-explication est une façon de valorisation, s'invente régulièrement et de toutes pièces des justifications ; cette hypothèse se trouve confirmée par le fait que quand il parle de divers romans pour inférer une théorie générale, il oublie volontiers quantité d'oeuvres d'importance, ne retenant que celles que des savants ont déjà abondamment et excessivement commentées : Rabelais, Tolstoï, Dostoïevski, Kafka, etc. On vérifiera que toutes ses références se situent principalement du côté de la pédanterie, de la conceptualisation la plus caractérisée, de l'affichage lexical le plus fat : Husserl, Heidegger, philosophes de l'abscons intangible ; il fourbit sans arrêt les armes de son régiment, des armes rutilant ou plutôt suintant du bavardage insupportablement inapplicable de professorat qu'il admire tant, dont il veut se faire aimer et auquel il semble vouloir tant appartenir.
Kundera, c'est l'homme qui veut s'élever par la théorie et qui, pour cela, aspire à profiter de sa notoriété grand public pour s'installer parmi les sages dont il usurpe les manières et singe les certitudes. Malheureusement, il n'en a pas du tout l'étoffe car toutes ses théories sont fausses et contradictoires : par exemple, pour marquer la progression historique des romans selon une énième classification fumeuse, il veut que Flaubert consiste en une introspection sise dans un quotidien, en une exploration du moi normal – il pense bien sûr à Mme Bovary – et il l'oppose aux grandes aventures antérieures vers l'extériorité à la Cervantès… où l'on voit qu'il n'a pas lu salammbô ou qu'il l'écarte délibérément. Toutes ses réflexions sont à l'avenant, aventurées, sans concertation avec le Vrai minutieux, à dessein de parler absurdement de tout objet littéraire dans l'espérance et au prétexte d'en dire quelque chose, n'importe quoi, mais le premier. Il livre des notes très éparses et inconsistantes (admettons : pas tout à fait des brouillons) sur un roman assez confidentiel d'un certain Hermann Broch dont il exprime toute une substance compliquée et peu miscible – c'est qu'il faut à des Kundera, dont le désir fiévreux est à la prime découverte savante, puiser son jus souterrainement dans toutes les nappes possibles, mais cette multiplicité manque d'éloquence et trahit son opportuniste, au même titre qu'à forer et sur tous les plateaux inconnus on arrive nécessairement à extraire au moins une gouttelette de pétrole.
Ce pourrait être assez hilarant, toute cette volonté obstinée du classement propret, toute cette élaboration aporétique et qu'un véritable examen confond, hilarant si ça ne révélait pas, presque à chaque page pathétiquement comme une fébrilité d'homme surclassé, quantité de complexes et de contradictions qui font à eux tous une sorte de malaise existentiel de l'auteur : on sent un élève interrogé bien au-delà de son champ de connaissance (a posteriori je le suppose un mauvais écrivain, de ceux qui passent leur temps à essayer de trouver des idées composées et qui vont faire très bien), et qui improvise des réponses qu'il se sent ensuite tenues de soutenir ardemment, en mentant effrontément pour se donner de l'assurance et conforter absurdement le fait qu'il n'aurait pas parlé inconsidérément. Ce phénomène est particulièrement perceptible dans les deux interviews qu'il rapporte où, comme il rencontre en l'occurrence un homme beaucoup plus instruit que lui y compris sur son oeuvre (un certain Christian Salmon), il est sans cesse en but à des embarras qu'il contourne et élude comme il peut et plutôt mal. Des exemples ? Dans son premier entretien, il commence par dire, par provocation je pense, que ses romans ne sont pas psychologiques, et puis, ennuyé des contre-exemples que C. S. lui fournit, il finit par dire qu'ils sont plutôt « existentiels » et qu'ils se penchent sur « l'intériorité » : c'est vraiment une façon de chicane et de mauvaise foi. Il ne cesse de réfuter l'usage de la philosophie dans le roman, c'est catégorique chez lui, péremptoire même comme nombre de ses préventions, parce qu'il l'estime déconnectée des personnages, alors l'intervieweur lui fait remarquer que dans son Insoutenable légèreté de l'être, il commence par une réflexion toute personnelle sur Nietzsche : Kundera s'empêtre avant d'expliquer que c'est différent parce que ça a quand même un rapport avec les personnages. Puis il déclare que le temps des descriptions est terminé, et on lui soumet encore des exceptions fortes issues de sa propre littérature où il paraît décrire beaucoup.
Tout ce jeu de faux-semblants mal assumés est encore plus net encore dans la deuxième interview dont il ne suffit que de citer des extraits pour révéler presque comiquement sa posture et son ton à la fois intenables et pitoyables : « C. S. : Dans L'insoutenable légèreté de l'être, le contrepoint est plus discret. — Dans la sixième partie, le caractère polyphonique est très frappant. » (Mince ! il prétend donc tout l'inverse, mais seulement dans une partie !) Ou bien « C.S. : Mais pourquoi un romancier doit-il se priver du droit d'exprimer dans son roman sa philosophie ? — Il y a une différence fondamentale [ici, évidente ampoule de théoricien]. C.S : Dostoïevski dans son Journal d'un écrivain est pourtant tout à fait affirmatif. — Mais ce n'est pas là que réside la grandeur de sa pensée. […] C. S. : Dans vos romans, on trouve aussi des passages où c'est vous, directement vous, qui parlez. — Même si c'est moi qui parle, ma réflexion est liée à un personnage. » […] C. S. : Mais souvent, vos méditations ne sont liées à aucun personnage [là, deux exemples embarrassants]. — C'est vrai. J'aime intervenir de temps en temps directement, comme auteur, comme moi-même. En ce cas-là, tout dépend du ton. » (C'est tout à fait un échange où l'auteur est confondu de mauvaise foi.) Ou encore, peu avant le moment où d'agacement j'ai arrêté ma lecture : « M. K. : le roman est une méditation sur l'existence vue au travers de personnages imaginaires. — Si on adhère à une définition aussi large, on peut appeler roman même le Décaméron ! — Je ne pousserai pas la provocation jusqu'à dire que le Décaméron est un roman. » (On ne saura pas pourquoi.) Dans chacun de ces exemples, on vérifie que Kundera, pourtant en présence d'une sorte de soutien, je veux dire d'un intervieweur particulièrement attentif et bien intentionné, n'est pas à la hauteur de ses théories fermement prononcées, et qu'il les enfreint toutes sans justification : on ressent sans mal, je trouve, la petite mine boudée du garnement pris en flagrant délit de contradiction mais qui, incapable même de s'en apercevoir, non seulement persiste dans ses prescriptions réfutées, mais surtout ira jusqu'à les restituer quand même dans un livre !
Et tout est ainsi inconsistant, on sent chez Kundera une incapacité perpétuelle à exprimer une idée définie et plus que superficiellement ferme, c'est un auteur qui éprouve manifestement un désir de pavane à l'imitation des doctes causeurs qu'il poursuit d'assiduité, et qui renouvelle à l'infini des concepts sans fond, comme cette idée que je condamne et trouve tellement sinistre et compromettante pour lui qu'un roman se construit sur deux niveaux : « Au premier niveau, je compose l'histoire ; au-dessus je développe des thèmes. » : quelle méthode bête et absurde ! Il suffit de se la représenter concrètement, à l'heure où la pensée d'un récit se constitue dans l'esprit de l'auteur : « Tiens, j'ai l'histoire ! Pourquoi n'y mettrais-je pas à présent des thèmes, mais à un niveau supérieur ? » ! Et quand on lui demande d'expliquer ce que c'est qu'il appelle un thème (c'est même une faveur qu'on lui fait, à mon avis, pour interrompre et faire oublier l'abominable idiotie qu'il vient de proférer), il a l'heureuse simplicité de répondre, comme si c'était d'une évidence générale, comme si le mot n'avait pas été évidemment détourné pour faire savant : « Un thème, c'est une interrogation existentielle. » : eh bien ! heureusement qu'on lui a demandé ! j'éviterai à l'avenir d'utiliser le mot ! Mais qu'on revienne particulièrement sur ce que traduit psychologiquement cet aveu des différents « niveaux » dans la composition littéraire s'agissant de l'écrivain : cette façon suppose un esprit particulièrement scindé, presque impossiblement dédoublé, d'une forme illogique en soi, parce qu'il faut entendre une chose toute simple, c'est que le choix d'une intrigue (d'une « histoire ») dépend en tout premier lieu des idées (des « thèmes ») qu'on envisage d'y mettre ! il n'y a donc pas de succession là-dedans (de « niveaux »), ces strates ne se juxtaposent ni ne se superposent ! Un esprit scindé, disais-je, dédoublé, mais entre quoi et quoi ? Là est le plus fascinant, le plus indicateur, le plus révélateur de ce jeu de pure posture auquel se livre Kundera en écrivant : c'est qu'il sait que l'histoire ne suffit pas, il n'a pas la moindre intuition d'intrigues riches, pas vraiment d'envies particulières d'exposer une situation (en quoi je suppose, mais ce serait à vérifier, que ses récits sont pauvres d'originalité et d'émotions), alors, ce que l'auteur envisage l'instant suivant, pour compenser cette insuffisance qu'il se pressent et ce peu d'ambition, d'intuition ou de spontanéité intérieure, c'est rien moins qu'une façon intellectuellement valorisante d'exposer ces scènes aussi piètres, en ajoutant en quantité des concepts qu'il n'avait pas prévus d'emblée au cours de la projection du récit, et dont la recherche laborieuse, en « second niveau », ne sert évidemment ni son plaisir ni l'art – à aucun moment jusqu'à la page 104 Kundera ne parle de beauté, et les extraits cités de ses oeuvres sont tous extrêmement plats – mais une sorte de réputation, d'image de soi-même, d'élévation artificielle de sa personne. Représentez-vous, pour l'exemple, une champêtre et banale scène d'amour naissant, et dites-vous alors, avant d'écrire : « Non, ça ne va pas encore, c'est pauvre décidément comme tout ce que j'imagine ! Quelle idée mettre là-dedans pour que ça fasse distingué et intelligent, quelle « interrogation existentielle » ? Tiens, et si j'y incluais à la fois la peur de mourir et le souvenir d'un deuil ? »
Ah ! détestable manoeuvre ! quel assemblage ! quel trucage ! La littérature comme prétexte à briller d'esprit à dessein d'acquérir un titre de professeur honoraire ! Horreur ! c'est promis, jamais je ne lirai Kundera : c'est sa faute ! il n'avait qu'à ne pas parler si mal de son travail, à disséquer si atrocement son oeuvre ! le goût du docteur en est définitivement entré dans mes narines, avec toutes ses potions infectes et ses manières affectées de vous les administrer, et je sais que, si j'en consommais, j'aurais l'impression de fournir bien de la dignité et de l'honneur à quelque charlatan plumitif !
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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