L'image que l'on a aujourd'hui de
Louis Mandrin est celle d'un personnage au grand coeur, une sorte de Robin des Bois français, qui n'hésitait pas à se lever contre l'injustice et l'arbitraire. On sait aussi qu'il était contrebandier et contournait les lois du marché en vigueur pour la plus grande satisfaction de la population française.
Aussi, le livre de
Michael Kwass, gros ouvrage de 635 pages, me semblait intéressant pour en savoir davantage sur la vie de
Louis Mandrin après l'étude ancienne de
Frantz Funck-Brentano, qui reste néanmoins la référence, ou celle plus récente d'
Yves Jacob. Mais l'ouvrage de
Michael Kwass, qui est professeur d'histoire à l'université Johns-Hopkins de Baltimore, n'est pas à proprement parler une biographie de
Louis Mandrin. Même si l'essentiel du livre retrace l'itinéraire du célèbre contrebandier, le héros n'apparaît qu'à la 123e page et le sujet principal en est bien la mondialisation de la contrebande au siècle des Lumières.
En effet, l'auteur s'intéresse au commerce illicite et à l'économie souterraine qui au XVIIIe siècle, dans le royaume de France, et plus particulièrement dans la France de Louis XV, vont permettre aux Français de consommer davantage à un moindre coût. L'auteur suit avant tout la consommation du tabac et du calicot, ces tissus chatoyants et résistants qui venaient des Indes.
C'est l'ingérence de l'État dans la commercialisation de ces produits, le tabac devient un monopole royal aux mains de la Ferme générale, et le calicot est prohibé sur le marché français car il concurrence les tissus de coton produits dans la métropole, qui va favoriser la contrebande.
Si le commerce illicite existait déjà, notamment autour du sel, il va se développer considérablement, ce qui aura des implications dans les domaines judiciaire, économique et politique.
Le cas de
Louis Mandrin est révélateur à plus d'un titre de cette économie souterraine. Si, jusqu'alors, le commerce de contrebande s'exerçait dans l'ombre, Mandrin adopte une toute autre tactique. Ayant constitué une bande réunissant une centaine d'individus, il propose directement ses produits de contrebande sur les places de marché des villes et villages au vu et au su de tous. Les habitants peuvent ainsi acheter en toute sécurité des biens qu'ils paient moins cher qu'ailleurs. Mais ce qui distingue Mandrin des autres contrebandiers, c'est qu'il effectue aussi des ventes forcées de tabac auprès des agents de la Ferme générale ; il leur délivre même des reçus justifiant ces ventes. Il s'en prend ainsi directement à l'institution de la Ferme générale et aux financiers responsables de l'appauvrissement des Français.
La Ferme va réagir vigoureusement. Ses troupes traquent sans relâche les contrevenants. de véritables batailles s'engagent faisant de nombreux morts. Pour punir sévèrement les contrebandiers, des juridictions spéciales comme la commission de Valence sont créés. Elles prononcent des condamnations à mort, des peines de galère ou de bagne et infligent de lourdes amendes que les condamnés ne peuvent payer. Les peines, disproportionnées aux actes commis, ne mettent pas pour autant un terme à la contrebande. En 1755, Mandrin est pris et roué vif. Aussitôt, la légende s'empare du personnage et déforme son histoire.
En France, le commerce illicite perdure et les révoltes populaires se multiplient. Aussi, des philosophes, des écrivains ou encore des économistes s'insurgent-ils contre l'institution de la Ferme et proposent-ils des améliorations à apporter aux systèmes judiciaire et fiscale de la France des Lumières. Dans un dernier chapitre, l'auteur nous conduit dans les premières années de la Révolution française qui voient la disparition de la Ferme générale et le changement du système fiscal qui repose désormais sur une contribution directe consentie et non plus sur une imposition indirecte subie, c'est-à-dire sur une imposition des biens de consommation.
L'auteur de cet imposant et important ouvrage a su expliquer, de par le détail, tous les rouages de cette économie souterraine qui, au XVIIIe siècle, participa à la consommation de masse d'une population française et européenne et pas seulement des classes aisées de cette époque. On doit remercier les éditions Vendémiaire d'avoir publié ce livre d'un brillant professeur américain qui connaît parfaitement son sujet.