Les Hauts de Bellecoste

Je parle avec mon cœur et non avec ma raison. Si l'on raisonne trop, on n'entend plus la voix de son cœur.

... il faut aider les enfants à se réaliser, les prendre comme les adultes : tels qu'ils sont, non tels qu'ils devaient être et surtout pas tels qu'on voudrait qu'ils soient.

On s'enlisait dans une époque dantesque, dans un univers glauque où les hommes, devenus fous, rivalisaient d'ingéniosité pour se détruire aux-mêmes, poussés par une fureur d'extermination qui n'avait de limite que leur propre imagination à inventer d'autres stratagèmes d'auto-anéantissement.

" - De toute façon, remarqua Auguste lorsque Louise eut terminé la lecture de sa lettre, s'il était témoin d'une déroute de nos troupes, on ne lui laisserait pas le loisir de l'écrire. L'information est filtrée.
- René est un homme libre ! objecta Louise. Il l'a montré vis-à-vis de son père.
- Quand on se trouve au service de son pays, surtout en temps de guerre, il est des libertés qu'on se doit d'étouffer, hélas ! Crois-tu qu'il serait bon d'annoncer à la une de nos journaux que nos troupes se font piétiner par l'adversaire ? René est d'abord un soldat. Et, en tant que tel, obéit aux ordres."

Une jeune fille, surtout à son âge, ne devait pas, selon lui, se mêler des problèmes qu'il considérait encore comme le domaine réservé des hommes. Aussi, quand Louise ajouta : "Nous sommes même pour le vote des femmes", il ne put s'empêcher de l'interrompre :
" - ça suffit Louise ! Il y a des limites que toute jeune fille bien élevée ne doit pas dépasser."

A ses yeux - ce qui était vrai - toutes ces nouvelles inventions étaient réservées aux riches agriculteurs, car elles coûtaient très cher, et finiraient à terme par ôter le travail aux paysans. Aussi jamais n'avait-il pu imaginer labourer un jour ses terres autrement qu'avec sa paire de bœufs ou avec son percheron. Jamais il n'avait conçu pouvoir se passer de main-d'oeuvre pour accomplir tous ses travaux agricoles.

"Allons ! les Pérol sont d'honnêtes gens et ils adorent leurs enfants. Ils pensent comme tout le monde ici : chacun doit rester à sa place, selon sa destinée ! Ah ! décidément, l'emprise religieuse est encore bien forte dans ces campagnes reculées !"

" Pour Clémence, hélas ! il est trop tard. La petite n'osera jamais aller à l'encontre de la volonté de ses parents. Elle est trop gentille, trop obéissante..." Pour un peu il aurait pensé : "Trop soumise !"

Dehors, la voûte étoilée scintillait de mille feux. La voie lactée laissait sur l'ébène céleste une traîne éthérée de fines paillettes argentées. L'air avait la pureté et la profondeur de l'éternité. Rien ne semblait avoir perturbé la Création depuis le premier matin qui avait succédé à la nuit originelle.
"Qu'a -t-on besoin d'entendre des prêchi-prêcha inaudibles pour communier avec l’Éternel ? songea Clémence en joignant les mains sur sa poitrine. Il suffit de regarder autour de soi et en soi".

Elle aimait se sentir seule dans la grande immensité, ne percevoir que la courbure de l'horizon quand son regard embrassait les lointains. Dans ces instants magiques, elle ressentait au plus profond de son être la grandeur de la Création, l'incommensurabilité de l'univers. Elle appréciait alors à sa juste valeur le privilège, qu'elle avait, d’assister dans l'aube flamboyante à la naissance du premier matin du monde.