Bénédict

Enfant, Bénédict était étrange. Et c’est son étrangeté qui nous émerveillait, son père et moi. (…) Quand nous regardions Bénédict lire sous les arbres, près du lac, nous songions aux jardins de Nichapour (…) et nous pensions que notre petit amour réalisait la synthèse sublime entre nos deux continents, gommant les frontières, pour ne paraître qu’un seul bloc ardent de tendresse et d’intelligence. Comme un défi lancé au monde.

Il est des territoires où il vaut mieux vivre que d’autres, comme il est des corps qu’il semble préférable d’habiter. Or, moi, je pense qu’il n’y a ni territoires ni corps mais un monde qui englobe tout. Un genre qui résume les deux autres genres connus. Ce sont nos faibles consciences qui inventent des démarcations, des lignes en pointillé, des barrières, des check-points pour se rassurer.

Quand il conte une légende dans l’amphithéâtre (…) toujours il est question d’un don de soi. Il devient alors le poème récité, la chair brûlante des mots offerts aux étudiants, car ces mots sont la trace sensible de sa rencontre avec l’autre. Et cette communion, les disciples l’attendent. Ouvrant la bouche, avalant la substance du Maître. Ils le dévorent. Ils s’enivrent de lui.

La musique est un charme. Un principe dilué, nocturne, insaisissable, sans contour ni consistance. L'énigme de la beauté n'est jamais résolue par la musique, au contraire : elle l'énonce à l'infini.

La voisine allemande, Helga Müller, joue un Nocturne de Chopin. Dans les cadres les coeurs battent.

Tomber dans le féminin accuse une déchéance dont on ne revient pas.

J’ai honte devant Dieu. J’ai peur de mon désir. Il faut m’aider, Seigneur. Je me débats contre ce qui me dépasse.

Les chansons de Bowie, il les connaît par cœur. Elles vivent en lui et n’ont pas besoin du commentaire contrit des nécrologues. Cette tristesse médiatique, attendue, l’indispose. La voix des hommes ordinaires sonne trop juste. Elle ne dit pas la vérité. Bénédict cherche la dissonance. C’est dans la fausse note, le quart de ton qui fait mouche, que se niche l’évidence. Son évidence. Celle de chaque matin dans le miroir embué. Celle du beau visage émacié aux yeux clairs. Celle du front où est tombée à la naissance une petite tache brune en forme d’étoile. Celle du corps blanc, trop mince, et des cheveux courts, cendrés, dont quelques mèches un peu plus longues effleurent les maxillaires puissants.
I

Je ne comprends pas ce que vous me dites. Ça me rend fou.
Être dans la nuit instruit beaucoup.
Quand vous dites de telles choses, vous me faites penser à Angélique. Elle se complaît dans cette brume. Dans cet entre-deux. Moi, il me tape sur les nerfs.
L’entre-deux ?
Quand on se prénomme Nadir, on aime que les choses soient claires. L’Iran est dans la lumière.
Une lumière qui décline, si je m’en tiens au sens de ce prénom.
Vous n’aimez pas notre pays ?

Le visage de Nadir s’offre dans sa beauté noire et blanche. Sa beauté sans couleur. Bénédict y déchiffre le mystère de la douleur. Recule. Le minuscule retrait fait prendre conscience à l’étudiant qu’il était presque soudé à Laudes au moment du dialogue. Aimant des corps : la pensée est érotique. Et cette évidence le consume. La chair et l’esprit de Nadir sont des torches. Le Maître vient de ligoter le disciple au fagot de ses contradictions.