Ce qui n’interdit pas au roman de devenir à son tour un objet d'analyse dans l’extériorité de son espace. Mais il le sera après avoir été traversé, éprouvé avec ses personnages, leur histoire, et l’écriture qui les fait advenir. Ce sera enfin parler de la nage après s’être laissé emporter dans le fleuve, et non en restant sur la rive, bardé d’un savoir inerte. (p.101)
Encore une fois, le roman ouvre sur une expérience sensible, il étend le champ d’expression du monde et du langage, en faisant parler et vivre non du point de vue du concept, de la loi ou de l’universel, comme le philosophe, le théologue ou le scientifique, mais du point de vue de la voix singulière et spécifique en chacun d’entre nous comme des fragments de sujet et de conscience dans une absolue relativité; convoquant alors un autre univers, celui, ouvert, vide et vacant, de l’homme sans qualités. (p.101-102)
Ainsi, qu’en est-il de ces histoires imaginaires ? Elles ne varient guère au travers des siècles dans leur motif ou leur thème. Il y est toujours question de naissance, de filiation et de mort. D’amour et de passions, de conflits familiaux et sociaux, de conquête, de guerre et d’affrontements, d'amitié fidèle et de trahison, le spectre est assez étroit, la tragédie et la comédie ont fixé l'étendue restreinte de la gamme. Ce n’est donc pas là qu’oeuvre, à proprement parler, le roman. Les histoires individuelles ou collectives, on les sait et on les vit, à quoi bon les raconter et les décliner à l’infini ? Pourtant, l’histoire du genre romanesque comme objet littéraire et objet de langage en est la réponse. Les bouleversements qui s’aménagent, je le répète, dans les points de vue, les modes d'énonciation, les systèmes temporels, le style, les champs sémantiques, etc. sont précisément ce qui transfigure ces mêmes histoires inlassablement répétées, pour donner à lire et à vivre de nouvelles représentation du monde, d’autre régimes de significations et de nouveaux modes de connaissance. (p.55)
En ce sens, le roman n’est pas seulement son propre objet, il est l’objet du monde comme le monde est son objet. (p.53)
C’est entre autre cela qu’avouent les fictiones, cette manière de reconstruire, par le détour des mots, qui seuls font sens pour nous, une cohérence qui rende simplement acceptable et supportable cette réalité définitivement étrangère dans laquelle nous sommes précipités. (p.36)
D’autre part, plus qu’il ne représente, il signifie, fait sens, donne à comprendre et à éprouver de l'intérieur même de la constitution de l’être. (p.66)
Le roman serait dès lors le genre littéraire d’une anthropologie moderne, celle d’un être humain défini comme une subjectivité, une intériorité.
Le roman est une forme écrite de l’intime capable de traverser les différents écrans politique, social, psychologique même, qui construisent la personne en objet. (p.100)