Le célèbre baron Haussmann par exemple, défraie la chronique par la liaison scandaleuse qu’il entretient avec une jeune ballerine. Dans cette époque vénale et jouisseuse, il est de bon ton d’« avoir sa danseuse ». Des fils de famille se ruinent pour elle, se suicident, sont ravagés par la syphilis.
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Ça lui aurait fait une belle jambe, c’est le cas de le dire, de savoir qu’un siècle après sa mort on tournerait encore autour d’elle dans les hautes salles des musées comme ces messieurs au foyer de l’Opéra, qu’on la considèrerait de haut en bas et de bas en haut comme ses clients dans les bouges où elle vendait son corps sur ordre de sa mère — son corps frêle devenu bronze.
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On ne félicitait pas le modèle de sa patience, de son immobilité, de son abnégation. De sa beauté, à la rigueur, si elle était la maîtresse de l'artiste. C'est tout.
La sculpture permet de figurer le vide autour d’elle : pas de décor, pas de compagnie. On fait le tour d’une statue comme on fait le tour d’une question, on l’examine sous tous les angles.
Son mystère s’apparente donc davantage à ce que Rilke souligne à propos de Balthus, qui est selon lui « le peintre des jeunes filles, offertes à tous les désirs mais dans un monde clos qui les renvoie à leur propre solitude ». Ne suffit-il pas de remplacer « jeunes filles » par « danseuses » dans cette phrase pour évoquer avec justesse l’univers d’Edgar Degas, et plus précisément sa Petite Danseuse de quatorze ans ?
(...) je ne suis pas hantée par l'exactitude, je laisse ma mémoire avoir de l'imagination.
J'ai du mal à terminer ce livre, car j'ai du mal à quitter Marie. Je ne pensais pas formuler jamais une telle phrase. "Je suis triste de quitter mon personnage. Il m'obsède. Je continue de penser à lui, à elle..." D'habitude, les auteurs qui prétendent cela m'exaspèrent, je les trouve conventionnels, hypocrites, ridicules. Pourtant, c'est ce que j'éprouve aujourd'hui avec la petite danseuse, avec -ma- petite danseuse, ai-je failli écrire. c'est peut-être parce qu'elle a un corps; fût-il en cire ou en bronze sous mes yeux, ce corps a existé, il a traversé des rues de Paris où je peux suivre sa trace aujourd'hui (p. 149)
les voilà donc tous deux ensemble
dans cette surgie d’âme
elle et lui comme des bourgeons éclos
l'artiste et le modèle,
unis par le même désir à la fragilité fugitive
celui d'une vie en espalier.
p 115
Marie Van Goethem n'est qu'une jeune ouvrière de la danse et une petite fille seule, solitaire. Personne ne se soucie de son sort. Degas la modèle dans sa simplicité, dans son dénuement. La sculpture permet de figurer le vide autour d'elle : pas de décor, pas de compagnie. (...) Degas désire abattre le stéréotype, asséner une vérité que la société ignore-veut ignorer. La danse n'est pas un conte de fées, c'est un métier pénible. Cendrillons sans marraine, les petits rats ne deviennent pas des princesses, et leurs cochers sans carrosse restent des souris grises comme le coutil de leurs chaussons. (p. 47)
Edgar Degas n'a pas la réputation d'un Renoir ou d'un Corot, pour qui une oeuvre est achevée quand on a envie de coucher avec le modèle.