" Nous n'avons rien à vous donner que votre propre liberté. Nous n'avons comme loi que le principe de l'aide mutuelle entre les individus. Nous n'avons comme gouvernement que le principe de l'association libre. Nous n'avons pas d'états, pas de nations, pas de présidents, pas de dirigeants, pas de chefs, pas de généraux, pas de patrons, pas de banquiers, pas de seigneurs, pas de salaires, pas d'aumones, pas de police, pas de soldats, pas de guerres. Et nous avons peu d'autres choses. Nous partageons, nous ne possédons pas. Nous ne sommes pas prospères. Aucun d'entre nous n'est riche. Aucun d'entre nous n'est puissant. "
Le modèle de société énoncé par Shevek, le héros d'Ursula le Guin, a tout de l'utopie. Pourtant, il existe réellement sur la planète Anarres, une planète hostile qui a accueilli, il y deux cents ans, l'exode de dissidents anarchistes de la planète Urras.
Pour écarter ces révolutionnaires, les dirigeants leur ont donné le droit de vivre en autarcie sur une planète inhospitalière, en partie occupée par des déserts de poussière.
Malgré ces conditions et les famines régulières, cette société survit en conservant les valeurs fondatrices partagées par la majorité des habitants.
" Il n'y a pas d'autre récompense sur Anarres, pas d'autre loi. le plaisir de chacun, et le respect des autres. "
L'auto-regulation fonctionne et
Ursula le Guin va jusqu'à leur inventer une langue propre de façon à ce que les usages linguistiques des anarrestis coïncident avec leur pensée politique, puisque tous les déterminants possessifs en sont exclus. Même les relations familiales sont concernées puisque on parle de "l'enfant" plutôt que de "mon enfant".
" Personne ne possède rien à voler. Si vous désirez quelque chose, vous allez le prendre au dépôt. "
Mais l'autrice se garde bien de tout discours propagandiste, de toute vision manichéenne.
Pour apporter un bémol à cette vision idyllique, elle recourt à un personnage de Candide qui va à la fois nuancer l'exemplarité du modèle anarchiste et servir d'ingénu pour évaluer le modèle capitaliste.
Même si Annares réfute toute forme d'état, elle ne peut se passer d'une bureaucratie qui coordonne les efforts collectifs. Mais cette bureaucratie est gangrenée par l'inertie, la lourdeur des procédures et le rejet systématique de toute forme d'initiative personnelle. Ainsi Shevek se heurte aux autorités scientifiques lorsqu'il cherche à diffuser ses travaux. Et son ami Tirin est interné après avoir donné une représentation d'une pièce de théâtre controversée.
Shevek est un brillant physicien, mais l'isolement d'Annares sclérose son travail, il a besoin d'échanger et surtout il désire que les neuf planètes du système soient capables de partager leurs découvertes. Invité sur Urras, il va se confronter à une société de "possédants" et découvrir un monde totalement différent.
Dès la première impression, les deux planètes s'opposent radicalement. L'autrice nous a présenté une planète aride, elle montre ici une terre incroyablement fertile, accueillante et prospère. Les scientifiques qui accueillent Shevek vont tenter de le séduire en l'entourant de luxe et de beauté, mais au fur et à mesure de son séjour, il prendra conscience de la violence de cette société.
Ainsi l'égalité entre les sexes est inconcevable sur Urras, tout comme elle l'était aux États-Unis dans les années 1960.
"Elles ne peuvent pas comprendre les maths : elles ne sont pas douées pour la réflexion abstraite ; ça ne leur convient pas. Vous savez ce que c'est, ce que les femmes appellent penser, elles le font avec l'utérus ! Bien sûr, il y a toujours quelques exceptions, des femmes laides et intelligentes avec une atrophie vaginale.
En alternant les chapitres, l'autrice montre d'un côté la découverte critique de Shevek de la société libérale et capitaliste d'Urras, et d'un autre le passé de Shevek qui l'a amené à entreprendre ce voyage.
Il perdra rapidement ses illusions lorsqu'il découvrira avoir été instrumentalisé et surtout quand il sera confronté à la violence de classes, guidé par Efor, le domestique qu'on lui a assigné, dans les quartiers populaires et misérables de la ville.
Il comprend alors qu'il est en danger sur Urras.
" Ce n'est pas seulement parce qu'ils veulent votre idée scientifique. Mais parce que vous êtes vous-même une idée. Une idée dangereuse. L'idée de l'anarchie faite chair. Et qui marche parmi nous. "
Margaret Killijoy, autrice américaine, a déclaré à la mort d'Ursula le Guin :"
Ursula le Guin ne s'est jamais définie comme anarchiste, parce qu'elle ne croyait pas le mériter, elle disait qu'elle n'en avait pas fait assez. Je lui ai demandé si elle était d'accord pour que nous nous la désignions ainsi. Elle a répondu qu'elle en serait honorée."
Sans le moindre prosélytisme, elle a dépeint un modèle de société anarchiste qui, malgré sa grande imperfection, l'emporte définitivement sur le modèle capitaliste.