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Critique de Erik35


POUR UN LIVRE DE LA SAGESSE

Et si la science, et sa fille la technologie, poussées à leurs extrêmes limites, devenant tout autant facteur de transformations quotidiennes et pratiques tout autant que plus largement sociales et politiques sans réflexion ni recul pouvaient se transformer en monstre totalitaire, malfaisant - tout en prétendant est le seul et unique bien -, en cauchemar fanatique et, pour asseoir son pouvoir sans partage, totalement déculturant, sous prétexte d'immobilisme et de sous-développement ? C'est, pour une très large part, la thèse sous-jacente de ce bon, très bon roman d'Ursula K. le Guin, ultime et, pour l'heure, dernier opus du bel et pénétrant Cycle de Hain, au titre énigmatique : le Dit d'Aka (The Thelling, en américain).

On y suit l'histoire d'une jeune femme du nom de Sutty, jeune chercheuse terrienne d'origine indienne mais dont la famille a dû fuir au Canada les fanatiques de la nouvelle religion Uniste. Spécialiste en linguistique et l'histoire, elle s'est consacrée à l'étude d'une civilisation récemment contactée, celle de la planète d'Aka. Malheureusement, une défaillance lors de la transmission par ansible de données recueillies par de précédent observateurs de l'Ekumen a provoqué l'échec de cet envoi, et c'est donc quasiment vierge de toute connaissance plus précise que Sutty prend le long chemin vers cette planète méconnue. Un voyage de 70 années.
Malheureusement pour elle et ses compagnons de route, une révolution a eu lieu sur Aka. Une révolution liée précisément à cette première mission. En effet, les nouveaux dirigeants d'Aka, fascinés par leur rencontre avec l'Ekumen et sa prodigieuse avance technologique, se sont empressés d'anéantir leur culture millénaire, brûlant les livres, interdisant toute manifestation des anciennes "croyances", stoppant autant qu'il est possible la propagation orale et écrite des "dits", allant jusqu'à massacrer, dans les conditions les plus lamentables, les plus réfractaires à cette avancée voulue inéluctable et fanatique d'un scientisme porté au niveau d'une espèce de religion athée et matérialiste.

Cette nouvelle trouve un écho terrible chez la jeune femme qui a connu, en un jeu de parfait miroir, une situation équivalente quelque temps avant son départ de la Terre où les extrémistes Unistes, tenant d'une religion excluant toute autre culture, tradition, croyance que celle de la seule Bible, détruisaient alors massivement bibliothèques, supports écrits, hommes et femmes de culture. Ainsi, la réaction religieuse la plus farouche rejoint-elle le scientisme le plus outrancier lorsqu'il s'agit d'imposer une seule pensée totalisante par le biais de la destruction définitive de toutes les cultures potentiellement dangereuses car contradictoires avec elles.

Au beau milieu de la déprime et du profond sentiment d'inutilité vécus par Sutty, rendus plus tragique encore par l'homophobie de la planète où elle a atterri - autre point commun avec l'avenir promis par les unistes -, et tandis que lui revient en mémoire les moments sublimes d'amour vécus avec sa jeune et pétulante compagne, tragiquement morte dans un attentat provoqué par les fanatiques, une ouverture inespérée se fait jour : elle va pouvoir sortir, enfin, de Dovza-ville, la capitale étouffante de la planète Aka où elle se sent sans cesse épiée, contrôlée, surveillée, et découvrir enfin autre chose puisqu'on lui permet d'explorer la région montagneuse de la petite ville d'Okzat-Ozkat où, en dépit de la surveillance du Moniteur (un haut-fonctionnaire d'une haine proche de la folie envers les anciennes croyances), Sutty pourra faire la découverte patiente et profonde d'une civilisation fascinante, bien éloignée de l'uniformité stérile de la Corporation instaurée partout ailleurs, plus chamarrée, d'une grande richesse intellectuelle et remarquablement tolérante ; les « superstitions » proscrites par la Corporation demeurent, quand bien même cachées et même en partie parfaitement secrètes. Sutty pourra ainsi s'instruire auprès des Maz, à la fois prêtres, enseignants et conteurs ; elle pourra connaître le Dit d'Aka, et peut-être le préserver de la destruction que lui promet une société déraisonnable à force de passion pour la « Raison déifiée» en «Théisme National» où toute parole est sous le contrôle du "Ministère mondial de l'Information" et ressassé en boucle via la propagande décérébrante du"Ministère central de la Poésie et des Arts"…

Si les fameux "Maz" de ce roman sont clairement inspirés par les "pimas" de la minorité chinoise Akha des forêt montagneuses proches de la frontière Thaïlandaise, eux-mêmes persécutés et menacés par le rejet de leurs traditions et dont la culture se transmet par l'oralité, leur écriture ayant été perdue, en une chaîne ininterrompue entre maîtres et disciples, Ursula K. le Guin, fille de deux grand ethnologues américains spécialistes des cultures amérindiennes et dont l'ouvrage de sa mère, Théodora Kroeber-Quin, intitulé Ishi, testament du dernier Indien sauvage de l'Amérique du Nord (1961), décrivant l'acculturation agressive de la tribu Yahi, puis son inéluctable destruction, après sa rencontre avec l'homme blanc, inspira pour parti les mouvements contestataires des "natives americans" dans les années 60-70, donc, si ces deux références sont d'importance dans ce roman, là où se situe le génie de cette autrice d'une Science-Fiction plus cérébrale que fantasque -ce qui, assurément ne manquera pas de décevoir ou de désarçonner les amateurs de pur "space opera - c'est d'apporter une vaste réflexion sur notre propre monde tel qu'il est ou tel qu'il va, sur les phénomènes acculturation, de disparition de connaissances ancestrales et uniques, d'oubli de langues (sur les 6 000 langages encore présents aujourd'hui, l'UNESCO estime que la moitié sont dans un grand danger de disparition prochaine étant donné qu'une langue originale disparaît tous les quinze jours, faute de locuteur. Qu'à ce rythme, 90% des langues présentes au début du XXIème siècle auront disparue à la fin de cette période). Notons aussi, et ce n'est très certainement pas un hasard, que le médiateur, le sauveteur des connaissances secrètes des "maz" est une femme (tandis que les maz sont, invariablement, des couples aussi bien hétérosexuels qu'homosexuels). D'abord, c'est assez significatif dans la mesure où, là comme ailleurs, les femmes ne joue malheureusement et trop souvent que les seconds rôles, les faire-valoir. Qu'ensuite, on peut considérer qu'elle est fécondée par la culture qu'elle découvre et dont les ultimes représentants espèrent, d'une certaine manière, qu'elle pourra ainsi enfanter une manière de renaissance de cette civilisation en danger.

Ce n'est donc en aucun cas d'un phénomène marginal dont nous parle Ursula K. le Guin. L'uniformisation du monde est bel et bien en marche. La plupart du temps, par ignorance, bêtise, désintérêt, goût du lucre. Parfois, comme c'est le cas, par exemple, pour ces minorités de Chine - on songe aussi assez immédiatement à la culture et à l'histoire millénaire tibétaine avec laquelle on ne peut s'empêcher de trouver de multiples points communs forts d'avec l'ethnographie imaginaire des populations montagnardes d'Aka - où la déculturation, le déracinement, les destructions de monuments et de documents, l'invasion volontaire d'une population autochtone minoritaire à l'échelon national par la majorité Han est voulue, préméditée, encouragée, planifiée.

Mais tout le génie de l'américaine est de savoir construire un roman auquel on croit, d'abord parce que, servit par une plume toujours élégante et précise tout en sachant être d'une grande poésie lorsque c'est utile à son propos, elle sait nous embarquer dans des histoires à la fois complexes par leurs thématiques et finalement très accessibles par leur déroulement, toujours d'une immense humanité, même lorsque le pire parait inéluctable. Car, autre sujet d'étonnement dans ces oeuvres dont le dit d'Aka demeure, pour l'heure, l'ultime épisode, le pessimisme n'y est jamais définitif, et les raisons de douter sont autant de tremplins à des solutions aussi atypiques que riches de tous les possibles, à commencer par ceux résidant dans un espoir raisonnable mais sûr que l'humanité n'est jamais au bout de trouver les bonnes solutions, les justes ressources pour émettre des idées lui permettant d'avancer vers un réel mieux, de corriger ses erreurs - bien que cela ne se fasse pas forcément sans dégâts intolérables à ceux qui les ont vécus -. Hommage à la tolérance - où l'histoire d'amour entre deux femmes prend presque la mesure de symbole tant elle est tragique mais belle. Remarquons, au passage, que cette thématique de l'homosexualité n'est pas accidentelle chez la romancière puisque déjà présente, entre autre, et de manière tout aussi puissante et sublimée, dans son célèbre roman La main gauche de la nuit -, hommage à ce qui fait l'essence même de notre humanité, à savoir la reconnaissance et l'acceptation de l'altérité en une sorte de déclinaison du fameux "je est un autre" d'Arthur Rimbaud. Hommage aussi, très certainement, à quelques uns de ses prédécesseurs. On pense à Georges Orwell et à sa novlangue, tant le pouvoir central akéen ressemble à celui décrit dans 1984 -et même si l'on retrouve aussi beaucoup de la Chine des pires moments, tel le fameux "Grand bond en avant" ou encore sa "Révolution culturelle"- . Hommage à Ray Bradbury, enfin, et à son Fahrenheit 451, (même si elle a l'intelligence de ne pas en suivre la ligne générale), tant les destructions de livres et de bibliothèques sont omniprésentes entre les pages de ce roman relativement bref mais l'un des meilleurs du cycle. En tout cas, du niveau du roman déjà cité et de son fameux "Les dépossédés". Hommage, enfin, à toutes les sagesses et, -rêve impossible ? - à la possibilité d'un moment humain de sagesse, de poésie et de tolérance universelles...

Un grand, un très grand roman, donc, pour tous ceux estimant que la bonne science-fiction ne doit pas invariablement conter des batailles intergalactiques invraisemblablement épiques ni des sauts rocambolesques autant qu'époustouflants dans l'espace et le temps. Ainsi, la SF peut-elle devenir le lieu du parfait dépaysement tout autant que celui d'une certaine exposition à la réalité du monde que notre quotidien fini par nous cacher à nous-même. En un mot comme en cent, cette femme est un génie que la littérature "mainstream" ferait bien de reconnaître pour ce qu'elle est plutôt que de continuer à bouder ce genre par habitude de domination du monde des lettres aussi désuète que prétentieuse. Mais nous n'irons pas plus avant dans ce débat qui est l'un des thèmes abordé par Gérard Klein dans la postface absolument brillante à la suite du second petit roman présenté dans cet opus, "Le nom du monde est forêt".
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