- Patron, je ne quitte jamais Paris. C'est religieux. C'est karmique : Je suis allé en vacances en province une fois. J'ai été malade, j'ai failli mourir. Ça fait vingt ans. Mes vaccins sont toujours pas à jour. J'ai rien contre la province, je veux pas y aller, c'est tout ! Et puis, il y a des animaux dans tous les coins, des chiens qui vous foncent dessus, des renards, des sangliers complètement tarés. Des vaches qui chient partout. Je suis pas préparé mentalement... C'est comme pour la lune, les astronautes, ils ont un entrainement de fou...
C'était maintenant évident pour Mehrlicht qui avait survécu pêle-mêle au bug de l'an 200, au 11 septembre, à l'anthrax, à la canicule de 2003, à la chute de la station MIR, au SRAS, à Katrina, au H1N1, à son vaccin, au H5N1 et au H7N9 sans vaccins, à Tchernobyl, à la vache folle, à l'apocalypse maya, et devait aujourd'hui affronter ça. Sous les traits de ce jeune stagiaire, se cachait sa Némésis, une force surnaturelle et vengeresse qui le punissait pour les fautes commises dans une autre vie, une vendetta karmique dont il ne savait rien mais à laquelle il ne pourrait se soustraire.
Mais Mehrlicht n'écoutait plus. Ses joues devinrent mauves et deux grosses veines gondolèrent son front.
- Et tu crois que je vais couper dans la pommade comme un poireau ? C'est ça ?
- Quoi ? demanda Lagnac.
- Fais l'innocent en plus !
Jean-Luc soupira.
- Il est 4h du mat', et tu t'es réveillé pour me demander de ranger ma chambre ?
- Non, non, bien sûr. Mais là, ça sent la bête ! Tu fais pourrir quoi au juste ? Tu veux créer de la vie ?
On ne change jamais de vie. Le passé s'accroche à nous comme une seconde peau, poisseuse et puante. Et il n'y a pas de mue possible pour nous, pauvres humains...
Amenez un homme à parler de lui et vous en ferez un homme heureux. (…) Les hommes vivaient dans un autre espace, en orbite géostationnaire autour de leur nombril auquel ils vouaient un culte sans borne.
Il y a deux jours, j'étais invité à un dîner chez un client. Le repas de l'angoisse : j'avais deux grosses bourgeoises de chaque côté qui parlaient d'une voix haut perchée et me sortaient des banalités au kilomètre. Pour te donner une idée, j'étais entre Bachelot et Boutin, tu vois ? Non, tu ne vois pas, il y a des choses que le cerveau se refuse à imaginer par instinct de conservation.
Là où il y a du sang, il y a de l'encre. Et souvent du blé à se faire...
Il sourit, révélant une dentition à charge contre l'hygiène pénitentiaire.
Je me suis mis à la télé tellement je m'emmerde. Et bien figure toi que la télé, c'est un super moyen pour accepter la mort.