- C'est toi qui l'a faite ?
- Oh non, c'est mon arrière-grand-mère qui 'a brodée, il y a cent quatre ans, elle s'appelait Jeanne, comme toi...
Un léger coup de vent soulève le tissu blanc qui vient frôler sa joue. Jeanne ferme les yeux pour mieux respirer l’odeur fraîche de l’étoffe encore humide et sursaute en entendant chuchoter tout près d’elle. Mais non, ce n’est que le tissu qui bouge sous la brise.
- La belle nappe brodée, pour manger dehors ? s’étonne Louis. Il se souvient encore que sa mère, qu’on n’appelait pas encore grand-mère Anna, durant toute son enfance, interdisait que l’on se serve de la belle nappe blanche brodée, même le dimanche. Il ne l’a vue dépliée que deux ou trois fois. Il regarde grand-mère Anna : ses yeux brillent d’émotion, mais elle semble si heureuse que Louis croit soudain retrouver le visage lointain de sa maman quand il n’était encore qu’un tout petit garçon.
Mardi 22 novembre 1910
Une merveille de lin blanc
L'hiver est là. La grisaille tenace, les murs épais de presque un mètre et les petites fenêtres maintiennent la grande cuisine de la ferme dans la pénombre. Un feu brûle dans la cheminée de pierres grises. Penchée sur le tissu, Jeanne brode à la lumière de la lampe à pétrole. Son visage ridé est concentré, ses yeux brillent. L'aiguille monte et descend, passant et repassant à travers la nappe immense et blanche qui recouvre sa jupe noire. Elle a commencé ce travail au début de l'été, dès que la date du mariage de sa petite-fille, Anna, a été fixée.
Au centre de la nappe, les deux grandes lettres A et J sont entrelacées. Les initiales d'Anna et de Jean... Des fleurs, des feuilles, des épis de blé brodés courent tout autour, des jours réguliers filent près du bord du tissu. C'est une merveille de fil de lin blanc.
Jeanne soupire, lève la tête, frotte ses yeux fatigués et sourit à sa petite-fille cadette, Laure : assise au bord de la cheminée, la petite Laure rêve devant le feu. Les éclats d'argent de l'aiguille attirent parfois son regard.
La belle nappe brodée, pour manger dehors? s'étonne Louis. Il se souvient encore que sa mère, qu'on n'appelait pas encore grand-mère Anna, durant toute son enfance interdisait qu'on se serve de la belle nappe blanche brodée , même le dimanche.
Il regarde grand-mère Anna : ses yeux brillent d'émotion, mais elle semble si heureuse que Louis croit soudain retrouver le visage lointain de sa maman quand il n'était encore qu'un tout petit garçon.