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Critique de Aquilon62


Vincent Lemire (scénariste) et Christophe Gaultier (dessinateur) on réussi un admirable et formidable tour de force.
Résumer en 256 pages et en dessin 4000 ans d'histoire et d'Histoire.
Nous mettre sous les yeux et en images tout le paradoxe de Jérusalem que l'on peut résumer simplement  : une bourgade ne présentant pas une importance stratégique majeure, dépourvue de ressources naturelles enviables, qui est est devenue le centre névralgique d'un conflit régional aux répercussions mondiales ; et son nom, aujourd'hui prononcé par des millions de personnes dans leurs assemblées liturgiques hebdomadaires, symbolise une espérance eschatologique universelle.

L'histoire de cette ville nous est contée par un olivier. Témoin silencieux....
L'arbre symbole de longévité et d'espérance, l'olivier est réputé éternel. Et c'est lui qui sera dans ce roman graphique notre compagnon de voyage, tout au long de ces ces 4 millénaires, témoin privilégié des vicissitudes de la Ville
Ainsi le décrit Hérodote " L'olivier fut brûlé dans l'incendie du temple par les barbares; mais le lendemain de l'incendie, quand les Athéniens, chargés par le roi d'offrir un sacrifice, montèrent au sanctuaire, ils virent qu'une pousse haute d'une coudée avait jailli du tronc ". Dans tout le bassin méditerranéen, on rencontre des oliviers millénaires, et parfois même réputés pluri-millénaires. Il est le témoin de notre histoire et l'accompagne à chaque instant.
L'olivier symbole de paix et de réconciliation n'est-ce pas le rameau d'olivier qui est choisi par Dieu pour signifier à Noé que le Déluge est fini et que la décrue commence, symbole du pardon.
L'olivier symbole de victoire qui est un cadeau chargé d'une signification gratifiante lors des jeux olympiques à Athènes. Couronne d'olivier et jarres d'huile d'olive sont ainsi offertes aux vainqueurs.
L'olivier symbole de force qui est réputé pour son bois très compact, très lourd et très dur. C'est en bois d'olivier que sont faites les massues d'Hercule et c'est avec un pieu en bois d'olive qu'Ulysse terrasse le Cyclope dans l'Odyssée.
L'olivier symbole de fidélité en effet c'est en bois d'olivier qu'est fait le lit d'Ulysse et Pénélope, lit qui n'accueillera aucun des nombreux prétendants au royaume d'Ithaque, durant les vingt ans d'absence du héros grec.

Et c'est au pied de cet Olivier bien. Protégés de son ombre , que nous retrouvons certains protagonistes de ce roman graphique : Eudoxie, un templier, 3 représentations des religions monothéistes, un turc et un écrivain voyageur...
Julien Gracq écrivait : "Jérusalem, comète historique dont l'histoire se réduit presque à un long sillage enflammé, posée sur sa colline brûlée comme une fusée sur sa rampe de lancement – tant de furie d'éternité dans un si petit corps – ville Pythie, ville épileptique, hoquetant sans trêve de la transe de l'avenir." (Lettrines, mars 1967.)

À la suite de cet exergue Vincent Lemire le disait lui-même : Comment faire l'histoire d'une « ville épileptique » ? Comment faire calmement l'histoire d'une ville écrasée de mémoires, fourbue d'identités, comprimée sous la pression des projections et des projets, broyée par les discours et les stratégies, démembrée par les revendications et les appropriations ? Jérusalem ne s'appartient pas, Jérusalem n'est pas à Jérusalem, Jérusalem est une ville-monde, une ville où le monde entier se donne rendez-vous, périodiquement, pour s'affronter, se confronter, se mesurer.
Berceau partagé des trois récits monothéistes, Jérusalem est observée par le monde entier comme le laboratoire du vivre-ensemble ou de la guerre civile, de la citadinité ou de la haine de l'autre. Depuis quelques années, au gré des combats et des affrontements qui traversent périodiquement la ville, Jérusalem est devenue le théâtre privilégié sur lequel se projettent les dangereux fantasmes des malfaisants forgerons du choc des civilisations.
Julien Gracq, en mars 1967, a parfaitement traduit l'impression accablante qui saisit tout historien raisonnable lorsqu'il s'approche de Jérusalem comme on s'approche d'un cratère en fusion : « comète historique », « long sillage enflammé », « ville Pythie » ou prophétique, qui s'épuise elle-même à conserver le passé le plus ancien et à augurer l'avenir le plus lointain, prise en tension dans un arc chronologique presque infini, de la Genèse à l'Apocalypse. Dans ces conditions, comment proposer une nouvelle histoire de Jérusalem, comment essayer de bâtir une histoire renouvelée d'une ville mille fois racontée, surexposée, exténuée par la conjugaison de récits réputés inconciliables et par la trame d'identités surimposées ?

Et bien, c'est ce remarquable exercice qu'ont réussi les auteurs de cette BD : mettre en image cette histoire millénaire, en renouveler l'approche, la rendre plus lisible plus "simple" à appréhender si tant est que l'on puisse la simplifier.

Les auteurs partent d'un postulat simple et évident :
il faut d'abord partir de ce surprenant paradoxe : Jérusalem est une ville sans histoire. le patrimoine est omniprésent, les vestiges archéologiques sont partout, les mémoires sont tonitruantes, les identités sont assourdissantes, mais l'histoire, au milieu de cette cacophonie hallucinée, est absente. L'histoire comme science humaine et sociale, comme discipline scientifique, comme tentative de confrontation des sources et de conjugaison des points de vue… L'histoire est absente à Jérusalem, ou plutôt elle s'est absentée et laissé ensevelir sous l'amoncellement des mémoires. Jérusalem est un garde-mémoire, pas un lieu d'histoire. Boîte noire universelle, conservatoire mondial des anciennes traditions, on se tourne vers elle pour y rechercher les souvenirs égarés d'un Occident oublieux, pour raffermir les identités lessivées de nos modernes désenchantements, mais rarement pour en connaître véritablement l'histoire.

Une ville sans histoire, donc, asphyxiée par des mémoires qui court-circuitent et brouillent la chronologie : dans la logique mémorielle le temps est compacté, comprimé, replié sur lui-même. La succession des époques et des séquences disparaît pour laisser place à des identités « éternelles », à des conflits « perpétuels » et à des communautés « immuables ». Au travers des 10 chapitres les auteurs font de Jérusalem un véritable objet d'histoire, pour montrer que Jérusalem n'est pas une ville plus « éternelle » qu'une autre et que chacune de ses époques raconte une histoire singulière.

Deuxième paradoxe, peut‐être moins perceptible pour les non-spécialistes : Jérusalem est une ville sans géographie. La géopolitique y est convoquée à tout bout de champ pour tout expliquer, les frontières semblent zébrer en tout sens son territoire, des cartes sont systématiquement exhibées pour illustrer les grands épisodes de son histoire-bataille, mais la géographie comme attention portée à la topographie, au relief, aux contraintes de site et aux potentiels de situation, au climat et aux sols, à l'agencement des quartiers urbains, à leur peuplement, à leurs activités et à leurs interactions… La géographie est absente, masquée par l'omniprésence de l'analyse géopolitique. L'histoire de Jérusalem est généralement racontée sans que les lieux (rues, monuments, collines, vallées, sources, roches, grottes, murailles, cimetières) soient autre chose qu'une carte d'état-major ou qu'un simple décor à usage folklorique ou patrimonial.

Le mot de la fin revient à ce témoin silencieux, pour tirer une conclusion protéiforme
: "À quoi ressemblera ma chère Jérusalem dans cinquante ans, dans cinq cents ans ?
J'ai assez de recul pour n'avoir aucune certitude...
Son histoire a si souvent bifurqué... Elle a si souvent été conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite... Je peux seulement partager avec vous quelques-uns des scénarios possibles...

Une ville-musée transformée en parc d'attractions, un Bible-Land rétro-futuriste, avec aéroports, téléphériques, aérotrains et réalité augmentée, dans laquelle chaque pèlerin, grâce à ses lunettes 3D, pourrait visiter les monuments correspondant à ses propres dogmes ou fantasmes religieux...?

Une ville internationale, une capitale universelle neutralisée, sans passé ni passif, sans odeur ni sa eu, qui accueillerait le nouveau siège de l'ONU sur le mont des Oliviers et que n'appartiendrait à aucun état en particulier, comme l'Antarctique, la Lune ou la planète Mars....?

Une ville théocratique dans laquelle les religieux auraient accaparé le pouvoir, expulsé les laïcs, construit le Troisième Temple et éradiqué toute trace de culture profane, dans l'espoir fiévreux d'un signe du Messie...?

Un désert post-apocalyptique, une ville en ruines, une nouvelle fois détruite par la foule des hommes..et une nouvelle, en attente de sa propre résurrection...?

Une capitale pour des états confédérés, une ville partagée mais non divisé, avec des institutions israéliennes à l'ouest, des institutions palestiniennes à l'est... Et, au centre de la ville, une municipalité commune, élue par tous les habitants, qui prendrait en charge les besoins de chaque citadin et les aspirations de chaque visiteur, quelles que soient sa religion et sa nationalité...? "

A moins que ce mot de la fin ne revienne à Meron Benvenisti (ancien maire de la ville) : L'histoire de Jérusalem s'apparente à une gigantesque carrière d'où chaque camp extrait des pierres pour la construction de ses mythes et pour les jeter sur l'adversaire.
Au gré des luttes territoriales et des espoirs politiques, la mémoire des morts et l'histoire des vivants se dévorent ainsi l'une et l'autre. Toujours plus nombreux à Jérusalem, les morts pourront-ils accepter de laisser la place aux vivants, pour les laisser écrire le nouveau chapitre d'une histoire partagée ? En tout cas voilà une ville qui ne finira par de soulever plus de questions que d'apporter des réponses...
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