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Critique de jlvlivres


« Au Départ d'Atocha » de Ben Lerner, écrit en 2011 et traduit par Jakuta Alikavazovic. (2014, Editions De l'Olivier, 205 p.),

Pourquoi parler des romans de Ben Lerner et de ses poèmes. Pour moi, ce sont les années du « Clavier Cannibale » de Christophe Claro qui m'ont fait connaitre cet auteur américain, récompensé également par « The Believer Book Award » en 2012 pour son « Leaving the Atocha Station ». La revue « The Believer » fondée en 1998 par Dave Eggers, et publiée par McSweeney's, a été le flambeau de la presse indépendante. Elle a connu une éphémère traduction en français, a été une source importante et fiable de titres et d'auteurs américains.
« Au Départ d'Atocha », c'est l'histoire de Adam Gordon, un jeune poète américain en résidence d'écriture à Madrid pour écrire sur l'état du pays dans une ère post-franquiste. C'est ce que fut Ben Lerner en 2003 lorsqu'il obtient une bourse Fulbright.
Adam Gordon écrit peu. Il fume, déambule, lit, drague et s'invente une vie. Une vie faite de ses récits ou plutôt de mensonges, avec une mère malade et un père fasciste. Très vite sa fausse existence le fascine. La réalité vient troubler sa fiction lors de l'attentat qui frappe la gare d'Atocha. Peu de réaction émotionnelle pourtant au terrorisme. Au bout, c'est le portrait d'un jeune, soit-disant poète, mais perdu et au talent douteux, en mal de repères. Société essentiellement occidentale post-moderne très individualiste, avec un matérialisme d'une « culture » décadente. L'imposture de Adam finit même par agacer, et même faire pitié. Un peu triste tout cela. Il manque une note d'espoir.
Atocha, pour moi c'est la gare de Madrid d'où partent les trains rapides espagnols AVE vers le Sud. C'est la plus grande gare de Madrid, livrée en 1892 par Alberto del Palacio Elissagne en collaboration avec Gustave Eiffel. C'est une immense verrière posée sur des murs de briques rouges. A l'intérieur, un jardin tropical de quatre mille mètres carrés, véritable forêt exotique d'intérieur où la température est constante à 24°C. Une attaque terroriste le 11 mars 2004 fait 191 morts et 2057 blessés.
Je me souviens d'un Madrid-Cordoba en plein été, où il m'a été servi une « rabo de toro » (queue de boeuf) délicieuse. Puis le lendemain, dans la ville où il y avait grande procession. Peut-être était-ce le 15 Août. J'ai recroisé la procession plusieurs fois, et j'en ai profité pour entrer avec elle dans la cathédrale, ancienne mosquée (« Mezquita de Córdoba »). Foule pieuse, et tous qui chantaient. A la sortie un dernier tour dans la « Juderia » et salut à la statue de Maïmonides. Avant de repartir pour Sevilla et huit jours de « pidgin english » à ergoter sur des viscosités de magmas silicatés ou autres rapports isotopiques. Heureusement, il y avait une collègue catalane, avec le prénom d'une diva célèbre, qui m'a permis de rafraichir mon « castellano ».
Adam Gordon est donc un jeune poète américain brillant, mais très peu fiable en fait « menteur violent, bipolaire et compulsif. J'étais un vrai américain ». Il est toutefois bénéficiaire d'une bourse prestigieuse à Madrid. Son problème est de pouvoir établir son sens de soi et sa relation à l'art. vaste programme, diront certains. « Mon intérêt pour l'art était indissociable de la rupture entre mon expérience personnelle des oeuvres et les propos qu'elles suscitaient ; le constat de cet écart – voilà sans doute mon expérience esthétique la plus intense, ou du moins ce qui s'en rapprochait le plus : l'expérience profonde de l'absence de profondeur ».
Surtout qu'il perçoit le réel à travers une projection d'expériences médiatisées par la technologie, le langage et quelquefois des addictions à des drogues diverses. « le langage de la poésie est l'exact opposé du langage des médias de masse ». Résultat, il sur interprète tout et confond les pensées alambiquées, voire tordues, avec des idées puissantes. Il en vient à se fabriquer une autre vie, un père fasciste et « une mère mourant d'un cancer », ou « morte pour obtenir sa sympathie ».
De deux poèmes qu'Adam Gordon prétend avoir écrits. L'un provient du livre de Ben Lerner « The Lichtenberg Figures » (2004, Copper Canyon Press, 96 p.). le deuxième poème est ce qu'Adam lit à la galerie. Ce poème est composé de vers du roman lui-même. C'est un poème virtuel dans le sens où c'est une impossibilité structurelle pour Adam d'avoir à sa disposition le langage d'un roman non encore écrit.
Il est vrai qu'il passe son temps à Madrid au Musée du Prado, en contemplation de « La Descente de Croix » (1435) de Rogier van der Weyden. « Un matin, ma place devant le van der Weyden était prise. L'homme se tenait à l'endroit exact où je me plaçais et ma première réaction fut la surprise, c'était comme de me regarder en train de regarder le tableau, bien que l'intrus soit plus mince et plus brun que moi. Je voulais qu'il s'éloigne mais il ne bougea pas ». Etait-ce une méditation prolongée devant l'oeuvre ou une incertitude quant à sa signification. Pourquoi les artistes peintres de cette époque, flamands ou rhénans, comme van der Weyden ou Matthias Grünewald barrent ils les descentes de croix, essentiellement verticales, par des personnages qui strient le tableau en oblique. « Vivait-il une profonde expérience esthétique ? » s'interroge Adam, qui ne comprend rien à rien.
Il est à Madrid en train d'essayer de draguer deux Espagnoles, Isabel et Teresa. « Ma détresse à propos d'Isabel et de Teresa, associée à ma culpabilité à propos de mes parents, a ouvert des questions plus larges sur ma fraude. ; que j'étais un imposteur n'avait jamais été mis en doute – qui ne l'était pas ? ». Jusque-là, tout va bien, ou presque. Mais vient maintenant « Accroupie dans l'une des rares positions de sujets préfabriquées offertes par le capital ou peu importe comment vous voulez l'appeler, mentant à chaque fois qu'elle disait « je » ; qui n'a pas été un peu joueur dans une infopublicité en boucle pour une vie sacrifiée ? ». On dirait du Gloubi-Boulga transcrit en phonétique et traduit ensuite par un traducteur automatique.
Teresa est intelligente et belle, tout le raffinement des élites. Une fois elle lui dit qu'il ressemble à Jack Nicholson dans « The Passenger ». « Manque de chance « Je n'avais pas vu « The Passenger », un film dans lequel j'ai joué ». Toujours l'ambivalence des propos, qui marquent surtout la vacuité des propos.
Il reconnait par ailleurs qu'il « n'a jamais vraiment eu de relations sexuelles avec elle ! ». Ce qu'il met sur le compte de sa méconnaissance de la langue. Comme si c'était le plus important. Lorsqu'elle lui demande à ce propos « Quand allez-vous admettre que vous pouvez vivre dans cette langue ? », il n'est pas sûr qu'il puisse réellement « vivre » dans n'importe quelle autre langue. Il craint que « tout langage ne soit une trahison de l'expérience, et qu'il soit même impossible d'appréhender la réalité dans le monde réel ». Une autre fois, à Barcelone, il visite la ville avec Teresa, et sort un moment acheter un café. Il se perd dans les rues et erre dans la ville douze heures durant. Lorsqu'il retrouve leur hôtel, il abreuve Teresa avec une suite de mensonges car il pense que la vérité serait trop incroyable.
Il raconte à propos de sa relation avec son autre petite amie, Isabel « Mon espagnol s'améliorait, malgré moi, et j'éprouvais, avec la force de la révélation, une évidence évidente. Notre relation dépendait largement de ce que je ne parvenais jamais à parler couramment, de ce que j'avais une excuse pour ne parler qu'en fragments énigmatiques ». Comme on le dit si bien en anglais Adam est « lost in translation ».
Les rapports maintenant avec l'attentat de la gare d'Atocha ? Il n'y en a pas. Atocha est cependant la gare de Madrid où des terroristes islamiques ont fait exploser des bombes alors que les trains chargés de banlieusards se rendant au travail entraient en gare. Environ 200 morts et 2000 blessés, le 11 mars 2004. Cela rappelle Fabrice parcourant le champ de bataille de Waterloo se demandant s'il a vraiment combattu, s'il y a vraiment été et s'il fait réellement partie de l'histoire. « Vous ne voyez donc pas l'Empereur. [] Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur sur un champ de bataille ». Par contre, il croise celui qui pourrait être son père biologique. « Ce général n'était autre que le comte d'A… le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo ! »

« Si j'étais poète c'était parce que, de toutes les pratiques, la poésie était celle qui pouvait le moins ignorer son anachronisme et sa marginalité et elle validait ainsi ce que j'avais de grotesque ».
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