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Critique de Tempsdelecture


Dans la lignée des femmes auteures incontournables, à mon sens, il y a la nobélisée Doris Lessing. Si je l'ai découverte avec le carnet d'or, une oeuvre monumentale, j'évoque aujourd'hui ma lecture d'un recueil de trois nouvelles réunies, ou plutôt de trois novellas chez les Éditions J'ai Lu. La novella, je le découvre aujourd'hui, désigne une oeuvre dont la longueur se situe entre le roman et la nouvelle, on en apprend tous les jours. Si ces textes sont moins complexes que le carnet d'or, le fond y est effectivement plus léger, les thèmes restent les mêmes : la place de la femme dans la société, l'Afrique du Sud, les amours illégitimes, la maternité ou plutôt la parentalité. le carnet d'or reste l'un de ses chefs-d'oeuvre, il a été publié en 1962, les nouvelles l'ont été en 2003 : avec quarante ans d'écart, si l'ampleur et l'exhaustivité de le carnet d'or et de ses six cents pages est unique et ne se retrouve pas forcément dans la concision des trois novellas, les problématiques n'ont guère changé dans l'esprit créatif de l'auteure en début de siècle.

Trois nouvelles gravitent autour des mêmes noyaux, liées entre elles par les mêmes fils conducteurs, délivrant en filigrane chacune d'entre elle, si ce n'est un message, des constats, des témoignages sur des états de fait sociaux. Alors que Doris Lessing évoque deux histoires d'amour hors normes dans la première nouvelle Les grand-mères, lestement imbriquées à une histoire d'amitié presque saphique, comme en contrepoint, la deuxième nouvelle Victoria et les Staveney aborde la vie d'une jeune enfant noire, en marge de la bonne société anglaise, la dernière L'enfant de l'amour narrera la vie d'un jeune soldat qui a vécu une histoire d'amour aussi éphémère que passionnée avec une femme de la bonne société. Si finalement chaque nouvelle est abordée sous un angle différent, celui de deux femmes blanches et de la classe moyenne ou bourgeoise, celui d'une jeune enfant de couleur née du mauvais côté de la barrière, celui d'un jeune soldat de l'armée britannique, elles se complètent toutes les trois de façon à donner la parole à celles et ceux qui ne l'ont pas.

L'écriture, les textes, de Doris Lessing sont tellement riches que l'on pourrait en parler des pages durant. Des réflexions se font jour à chaque relecture. Il y a avant tout le féminisme de l'auteure, si tant est qu'il faille forcément rattacher la liberté intrinsèque de la femme, comme celle de l'homme, à une notion quelconque. Elle y parle évidemment de la femme, dans tous ses états, jeune mariée, vieillissante, veuve, mariée, célibataire, mère, maîtresse, belle-mère, belle-fille, entrepreneuse. Elle évoque cette non-liberté d'aimer, cette prison que devient la liaison amoureuse sous la pression sociale des apparences et du regard de ces autres, quelque part ou le scandale veille et menace. Elle en parle bien, évidemment, avec la sensibilité, la force évocatrice, la justesse qui sont les siennes, elle frappe exactement là où ça fait mal.

La société est un fardeau, sous la plume de Doris Lessing, qui leste ces femmes d'un poids qui n'est pas le leur, mais finalement d'hommes en mal de sens à donner à leur vie, en mal de femmes, d'amour. Cette figure se décline sous trois formes différentes dans chacune des nouvelles : celui qui impose pratiquement une union non désirée dans Les grand-mères, celui qui erre de femmes en femmes, toutes de couleur dans Victoria et les Staveney, celui qui se tourne vers une femme mariée dans le dernier texte. L'homme impose, la femme dispose : les uns comme les autres ne s'en sortent pas si bien que cela, il y a celui qui se soumet aux contraintes sociales, celui qui impose un choix pas forcément voulu. Il y a dans chacune de ces novellas un brin de subversion qui défriserait ces gens de bonnes moeurs de l'époque ou s'ancre chacun de ces textes : si une liaison entre un homme et une jeune femme plus jeune ont pu délier quelques langues de vipère rétrogrades, à une époque donnée, la situation inverse est longtemps restée inconcevable et aujourd'hui encore, les femmes qui osent tomber amoureuse d'un homme beaucoup plus jeune qu'elles font l'objet de quolibets dépréciatifs, l'épouse du président en est le parfait exemple. Si la condition féminine est l'un des thèmes forts de Doris Lessing, il en va de même pour la ségrégation raciale ayant mené à la colonisation britannique de l'Afrique du Sud. La deuxième nouvelle Victoria et les Staveney est en cela édifiante puisqu'elle met au coeur une jeune femme noire, et mère célibataire d'un enfant métisse, qui plus est. On y retrouve à travers l'image de la famille paternelle de sa fille, de façon très subtile mais piquante, la critique de ces familles bourgeoises travaillistes qui se veulent et se disent progressistes, sans aller jusqu'à être réformiste bien entendu, mais continuent à dissimuler un racisme systémique sous une couche de vernis progressif.

Car chez Doris Lessing, personne n'est prêt à sacrifier ses privilèges, ni les hommes, ni les femmes, et de façon surprenante, elle renverse les rôles dans la troisième et dernière nouvelle, Un enfant de l'amour, ou c'est cette fois la femme-maîtresse qui choisit d'évincer le père de son enfant illégitime. C'est un constat amer qui en découle, à chaque fois, la volonté de conserver sa réputation ses apparences sa place au sein de la société prennent le dessus sur tout autre sentiment : un mauvais mariage vaut mieux qu'une mise au ban sociale.

Doris Lessing a donc écrit ces novellas début des années 2000, avec des temporalités s'inscrivant des années – trente, quarante, cinquante ans – auparavant, et pourtant elles demeurent d'une actualité brulante au coeur de cette troisième décennie de ce XXIe siècle qui s'inscrit dans des féminismes et des nationalismes très exacerbés. Cette auteure occupe une place spéciale, très personnelle, dans ma bibliothèque, entre Simone de Beauvoir, Virginia Woolf et Marguerite Duras, celles de ces femmes libres, indépendantes, qui nous ont ouvert les voies/x d'une forme certaine d'affranchissement.


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