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Critique de Erik35



ON IRA, OÙ TU VOUDRAS, QUAND TU VOUDRAS...

«J'ai en projet un roman feuilleton dont le thème est le retour à la terre.»* Ainsi s'adressait Jack London au rédacteur en chef du Cosmopolitan le 30 mai 1911. Ce grand roman du "retour à la terre" promis cette année-là verra enfin le jour deux années presque et demi plus tard, en octobre 1913. il faut dire que l'ensemble est assez original, ambitieux. Par ailleurs, c'est le roman le plus long jamais écrit par son auteur, plutôt adepte des romans plus ramassés, plus rapides, ainsi que le maître incontesté de la nouvelle en son temps.

En quelques mots, c'est l'histoire d'un homme et d'une femme, tous deux originaires d'Oakland (NB : la ville où London vécu en ses vertes années. Celle aussi où il se présenta aux élection municipales), tous deux venant du monde ouvrier. Elle se prénomme Saxonne, ce que l'on peut prendre dores et déjà pour ce qu'il est, une sorte de porte-étendard des origines de cette jeune femme, timide mais sûre d'elle et de ses choix, pauvre mais honnête, pleine de charme sans forcément être d'une beauté inouïe, mais elle n'est pas d'une beauté quelconque non plus. En elle, une grande part de candeur et de naïveté, une propension au rêve, une incompréhension à peu près totale à l'égard du monde tel qu'il va. Elle travaille dans une blanchisserie mais ne s'imagine pas un seul instant y terminer ses jours. Notons que Jack London vécut une expérience de travail excessivement éprouvante dans une petite blanchisserie des environs de San Francisco : il savait exactement de quoi il parlait. Elle espère rencontrer l'Homme et l'épouser mais à vingt ans largement passés, elle n'y croit déjà plus guère et les hommes qui lui courent après ont tendance à la dégoûter. Elle est l'archétype parfait de ces descendants blancs ayant colonisé puis traversé l'Amérique d'est en ouest, s'installant comme fermiers, surexploitant la terre, pour finir ruinés, grossissant les grandes villes de leur présence fortuite. Lui est palefrenier et conducteur de chevaux de traits - l'un des premiers moments forts entre ces deux là aura lieu à bord d'un buggy -, il est d'ailleurs assez doué dans son métier. Il a des mains fortes et caleuses, des muscles d'acier, une carrure d'athlète et cette espèce de nonchalance des hommes qui se savent inattaquables tant leur physique parle pour eux. Pour cause : il est boxeur amateur, et réputé encore ! Mais, à l'instar de bon nombre des personnages de boxeurs que l'on trouve dans l'oeuvre de Jack London, celui-ci ne veut plus entendre parler de compétition. Les vrais combats sont autant d'années de vie en moins, tout cela pour un public ignare et des peccadilles si on les rapporte aux années perdues irrémédiablement. Il se prénomme Billy, Billy Roberts pour être complet. Il a pour lui la jeunesse, du courage et de l'énergie à revendre Ces deux-là seront présentés l'un à l'autre par un couple d'amis commun au destin absolument tragique : Lui sera tué au cours de violentes manifestations. Elle, finira prostituée pour survivre, après le décès de son mari. Ambiance. Mais n'anticipons pas.

C'est donc au cours de la première partie de ce roman - qui en compte trois - que ces deux beaux êtres vont se rencontrer, sur une piste de danse d'abord (ils sont tous les deux doués et leurs pas s'accordent à merveille), se découvrir, le plus souvent en compagnie de Marie et Bert, le couple déjà cité. La vie parait simple, malgré la dureté sans fin du labeur, et il suffit d'une rencontre, de LA rencontre pour que la vie semble s'être vouée en Paradis. Est-il nécessaire de préciser que ces deux là sont le portrait tout craché, quoi que parfaitement idéalisé, du moins psychologiquement, de Charmian London, et de Jack ? D'aucun auront aussi reconnu des traits de la mère de l'auteur, une femme terrible et instable, une de ces "déclassés" des USA de la fin du XIXème, fiers, tellement fiers de leurs origines quasi mythiques des premiers "settlers" mais ne vivant plus que de leurs rêves passés, défunts et vains. Tout, cependant, semble aller pour le mieux pour notre petit couple qui décide de se marier, de s'installer et de s'endetter pour aménager la petite maison qu'ils ont trouvé à louer. de s'endetter pour un assez long temps, monsieur, en bon mâle phallocrate qui s'ignore, refusant catégoriquement que son épouse continue à s'épuiser dans quelque basse tâche rémunérée qui soit.

Hélas, après les beaux jours, les jours gris, puis sombres et enfin, tout à fait noirs : une lutte sociale comme on peine à les imaginer aujourd'hui est sur le point de s'engager. Les salaires sont en jeu. La survie pure et simple de familles entières est menacée. Ce ne sont d'abord qu'un ou deux corps de métiers qui sont paralysés mais, par un simple et évident effet domino, c'est toute la ville d'Oakland et de ses environs proche qui va se retrouver paralysée. La bagarre entre les ouvriers et leurs syndicats d'un côté, les forces de la loi et les patrons -soutenus par les "jaunes", ces ouvriers venant de l'extérieur et prêt à tout pour gagner quelques dollars - de l'autre, cette bagarre-là n'a vraiment rien à voir avec un quelconque sport, avec la boxe ni rien d'autre. Cette bagarre pour la survie, le droit de s'offrir gîte et couvert, elle se compte en morts. Dans les deux camps, même si ce sont surtout les ouvriers lambda et les fameux jaunes qui en paient le prix fort. C'est au cours d'une de ces échauffourées que l'ami du couple, Bret, perdra la vie. Il y aura des condamnation et des lynchages légaux aussi. Et pour ceux qui connaissent l'oeuvre de Jack London, c'est un peu de son roman dystopique le Talon de fer qui se rejoue ici, en miniature. le jeune couple va tout d'abord être relativement épargné par le drame qui se joue, mais après la mort de son ami, Billy ne sera plus tout à fait le même. L'homme posé devient un enragé ; celui qui ne se mêlait guère de politique deviendra un des hommes forts de son syndicat, défendra avec vigueur et acharnement des idées socialistes quasi révolutionnaires ; le jeune garçon joyeux et sobre va perdre tout humour au profit de l'alcool, jusqu'à la déraison. Jusqu'à mettre et sa vie et celle de son couple en sérieux péril. Jusqu'à la chute sans fin ni espoir - un des thèmes majeurs de l'oeuvre de London que l'on retrouve ici. Qui sera, Ô! combien présent dans son Martin Eden -. Cette fois, la chute aura un dénouement étonnant, salvateur : Ayant passablement bu à son retour chez lui, il prend à parti l'ouvrier qui loge chez eux, le frappe et, sur la plainte de ce dernier, se retrouve pour un mois en prison. Saxonne va vivre cette période dans une sorte de cauchemars éveillé, se nourrissant des coquillages glanés en bord de mer, marchant sans but dans toute sorte de lieux où elle ne s'était jamais rendue, rencontrant un tout jeune homme, un jeune pêcheur à bord de son petit voilier et qui n'est autre que le propre avatar du London jeune, celui de la Croisière du Dazzler et de Patrouille de pêche. Il se nomme même John, qui est le prénom réel de l'auteur. Tandis que le gosse évoque ses rêves de grands espaces et d'ailleurs, il assénera une bizarre vérité qui changera la vie de Saxonne : «Oakland n'est qu'un bon point de départ, je crois.» Son homme sort de prison peu après, transformé, désintoxiqué, écoutant et aimant à nouveau sa petite femme comme au premier jour et prêt à la suivre jusqu'au bout du monde.

Dans la troisième et dernière partie, on va tout d'abord suivre nos deux jeunes gens tout au long d'un périple digne des trimardeurs - autre expérience vécue par l'auteur -, se laissant aller à vivre nonchalamment au gré du temps, des routes et des rencontres, glanant ici et là de précieuses informations pour tenter leur chance, dans un futur indéterminé, comme propriétaires de ranch, trouvant des places où l'expérience des chevaux de Billy vaut, à leur grande surprise, de l'or. Ils font la rencontre de gens aussi atypiques qu'exceptionnels et d'une générosité sans faille. Ils vont aussi se rencontrer eux-mêmes, ou plus exactement tels que l'écrivain californien se rêvait sans doute vieillir à deux dans la rencontre d'un couple de riches retraités. Ils vont croiser une bande d'artistes gentiment frappés mais ouverts. Ils vont aussi comprendre que toute leur vie passée n'a sans doute pas autant de sens que ce qu'ils voulaient bien en penser jusque-là. Ils vont aussi rencontrer les nouveaux propriétaires des terres de Californie : des portugais, des chinois travailleurs et malins, qui ont su s'adapter, évoluer, se rendre indispensable tout autant que prudent là où les "bons" colons de "race" anglo-saxonne ont, par leur bêtise, par leur orgueil et leur acharnement à faire l'inverse de ce que cette terre méritait, l'on rendu stérile, sont devenus les miséreux du coin ou on fini par tout céder aux nouveaux arrivants. Traversant d'abord une sorte de purgatoire, après l'enfer industriel de la ville maudite, les deux amants vont perdre toutes leurs illusions de jeunesse mais vont aussi s'offrir des perspectives entièrement nouvelles qui vont finalement se concrétiser dans l'achat d'une petite terre dans "La Vallée de la lune", qu'en bon indien l'on nomme la Sonoma valley (sic !), laquelle n'est autre que la terre que London acheta et fit fructifier avec sa seconde épouse Charmian. La fin du roman, après moult péripéties, se concrétise sur une apothéose qui sera à jamais refusé au couple véritable, d'ailleurs assez peu de temps après la fin de ce voyage au long cours : la promesse d'un petit être à venir... Tout est bien qui fini bien ?

Ce long roman, imaginé peu après le retour des London de leur périple inachevé autour du monde, entamé dans l'un des pires moments de l'existence tant de l'auteur lui-même que de son couple qui n'en peut mais de la dépression de Jack, de son accoutumance de plus en plus irréversible à l'alcool, de ses coups de colère, de ses difficultés à se mettre efficacement au travail, de ses soirées interminables de beuverie tandis que le couple accomplie un voyage de représentation dans cet est américain que London a toujours détesté, ce long roman va donc voir, lui aussi, sa fin heureuse à l'occasion d'une croisière, momentanément rédemptrice, à bord d'un trois-mat appelé "Le Dirigo". Là, Jack va entamer une véritable cure de désintoxication, se remettre au travail, avoir une activité physique plus intense (le voyage n'est pas qu'un voyage d'agrément puisque tous, passagers compris, sont tenus de prêter main forte au bon fonctionnement du voilier). le roman prendra encore quelque temps à naître totalement, surgissant dans la douleur de la pire année, probablement, de l'écrivain si l'on excepte celle de son décès, cette année 1913 où il verra la destruction, corps et bien, de la maison de ses rêves "La maison du loup", après avoir subit une intervention chirurgicale, divers incidents familiaux, des récoltes perdues, trois procès, des investissements financiers catastrophiques. Pourtant, La Vallée de la lune nous conte en quelque sort le rêve de l'ancien aventurier du Klondike : un rêve d'installation, de bagages que l'on pose enfin, d'un lopin de terre à conquérir, à apprivoiser, un peu comme une espèce de contrepoint total à ce que son existence véritable lui imposait de vivre. Ce roman est aussi un vibrant hommage à la femme qu'il aima tant, Charmian. Mais l'hommage d'un homme qui s'aperçoit qu'il a tant à se faire pardonner, et qui multiplie les témoignages d'amour, de gratitude, de reconnaissance au fil de ce roman que le préfacier de l'édition proposée par Libretto n'hésite pas à comparer à La Divine Comédie de Dante Alighieri, Charmian étant dès lors sa Béatrice. On y découvre aussi les profonds changements que connait l'esprit toujours en fusion - pour le meilleur comme pour le pire - de ce crapahuteur infatigable. On y lit entre les lignes son éloignement (pas encore totalement acté en ces années-là) vis à vis du parti socialiste américain, ses doutes et ses désillusions quant au sens et au but des luttes politiques pourtant ardemment menées avant cette période charnière. On frémit de plus en plus à le voir s'enferrer, s'enfermer dans une forme aussi étonnante (pour nous aujourd'hui) qu'insupportable de racisme, auquel s'entremêle une certaine mythologie de l'Ouest américain, dans lequel la "race" anglo-saxonne serait, par essence et par destination, la race suprême, la seule apte à commander, à diriger le monde. Certes, nous n'en sommes pas encore aux pures monstruosités proférées dans ce futur roman dont les prémices prendront d'ailleurs vie à l'occasion de cette croisière sur le Dirigo, le sulfureux et profondément noir "Les Mutinés de l'Elseneur". Mais l'on pressent déjà que Jack se fait rattraper par John, le fils si peu désiré par cette mère au racisme et à la "fierté" anglo-saxonne avérée. Roman autobiographique à n'en point douter - beaucoup le sont chez London, mais c'est particulièrement vrai pour celui-ci -, il serait pourtant vain et dommageable de lui conférer cette seule qualité. D'une écriture plus relâchée, plus sereine et descriptive que bien souvent chez un London facilement nerveux de style (on n'est pas sans ressentir une communauté d'intention littéraire d'avec un Emile Zola décédé seulement dix ans plus tôt), ce long et beau roman, d'amour, d'apprentissage, de rencontres, de furies, d'enfer quitté et de paradis à regagner, d'amertumes et de combats sans espoir, de découvertes et de voyage (les deux personnages principaux nous font découvrir une très large part de la Californie), peinture exacte, émouvante, trépidante aussi de son époque - on comprend mieux à sa lecture l'émergence future d'un John Steinbeck -, s'il ne remue pas les tripes de la même manière qu'un Martin Eden ou que le Loup des mers, il se dévore sans l'ombre d'un ennui, qui nous parle de désillusion, de doutes mais aussi de grand rêve obstiné, d'un jardin à cultiver, dans une vie qui fut loin, très loin, d'être un long fleuve tranquille.

Une certitude, cependant, de ce que l'on ne peut jamais reprocher à ce précurseur et écrivain de génie (malgré ou à cause de ses excès) c'est de mentir, de fabriquer, d'être l'un de ces innombrables monnayeurs de fausses paroles. Pour preuve, et dans l'espoir de boucler la boucle, ce qu'il précise dans cette lettre à son éditeur mentionnée au début : «elle [l'histoire] sera quelque chose dont je crois entièrement et passionnément chaque parole.»* Voilà pour donner un sacré fil à retordre à toute tentative d'exégèse !


*dans Jack London, Profession : écrivain, éditions Les Belles Lettres, page 346.
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