Confortable position que de critiquer ce livre aujourd'hui je l'admets, alors que le faire dans le vif de sa sortie aurait été drôlement plus ardu. Mais j'ai souvent un ou plusieurs trains de retard, alors...
Edouard Louis nous fait le récit d'une nuit de violences dont il a été victime suite à sa rencontre avec Reda.
Avant tout, évidemment, impossible de ne pas compatir avec l'auteur et l'épreuve traversée. Je respecte aussi la volonté d'en faire littérature par besoin d'exorcisme ou d'analyse. Néanmoins, nous ne sommes pas face à un témoignage mais bien face à une oeuvre littéraire, ce qui complexifie la chose.
Lors du battage publicitaire accompagnant la sortie, j'ai été rapidement agacé par l'auteur et le volontarisme voire l'ostentation de son discours littéraire enrobant l'ouvrage, emaillé de citations et de comparaisons diverses et érudites, ratissant large et manquant parfois de modestie.
Beaucoup se sont gargarisés de l ambition du projet, mais qu'en est-il du résultat, du projet fini?
Edouard Louis le clame souvent, il refuse la fiction aux relents de bourgeoisie (selon lui), mais qualifie son livre de roman. Roman, explique-t'il, uniquement par la forme, par la construction littéraire choisie, tout en certifiant que tout est vrai à l'intérieur. Projet intéressant, proche de l'autofiction, dont on atteint ici les limites. le rapport à la vérité s'y révèle problématique et fait écran à la réalité factuelle, voire se substitue aux faits passés au tamis du judiciaire, "censément" objectifs.
On sent beaucoup (trop?) d'ambition dès le titre, dans la volonté de peindre un vaste portrait de la violence et de ses conséquences, violence engendrée par la honte, mais aussi violence du prolétariat, de la colonisation, jusqu au racisme et à l homophobie policières. L'ambition de faire de l'ouvrage un catalogue sociologique exhaustif et de faire de l'idéologie au détriment d une efficacité strictement littéraire. La relation de l'auteur à la littérature étant de plus teintée d'un rejet des canons classiques XIXème (forcément bourgeois),alors pourquoi utiliser ce biais au lieu d'en faire un essai sociologique?
Comme si le livre se retournait contre le message initial de l'auteur, impossible pour les personnages de sortir d'un déterminisme social et des clichés. Enfin, si l'on peut parler de personnages, car ce sont plutôt des vecteurs d'idées. A ce titre, le procédé de la soeur qui retranscrit l agression avec ses mots de prolo du nord et son "parler" particulier, ne fonctionne pas et est d'une énorme maladresse.
Et que dire de l'agresseur, Reda? L'auteur l'enferme dans un stéréotype et lui refuse purement et simplement une parole, un point de vue. de cette violence-là, il n'est question nulle part. Tout cela me gêne un peu aux entournures. Au lieu de tergiverser avec grandeur d'âme sur le bien-fondé d'un dépôt de plainte, sur l'utilité voire la légitimité de demander réparation en présentant l'agresseur en victime de la société et la justice comme un système d'emblée répressif, j'aurais préféré entendre cette voix, ne serait-ce qu'en salaud par opportunisme ou par frustration, conforme au projet de E. Louis. A ce moment-là peut-être que la fiction tellement honnie par l'auteur aurait pu être enrichissante et permettre à cette figure de l'agresseur d'avoir un semblant de vie.
Aujourd'hui, on sait comment l'histoire réelle s'est terminée: par 2 relaxes sur le chef d'accusation de viol, avec condamnations pour vol.
Est-ce que cela fait d'Édouard Louis un "arrangeur de faits" littéraire concerné surtout par la justesse de sa trajectoire sociologique? Ou, une fois de plus, une victime de violences que la justice aura été incapable de réparer? Il serait déplacé de donner une réponse, mais la question du traitement littéraire de la vérité demeure passionnante et
Edouard Louis continuera sans doute longtemps à creuser cette veine.