Actes Sud poursuit la publication de romans en langues étrangères non anglophones après
Sakhaline du russe
Edouard Verkine et
Trois Saisons en Enfer de l'égyptien
Mohammad Rabie.
Cette fois, c'est en Suisse alémanique que l'on retrouve
Julia von Lucadou pour
Sauter des gratte-ciel, un premier roman dystopique récompensé par le Prix suisse de littérature.
Un choix dans l'air du temps pour un récit court d'à peine 270 pages où la société s'est engluée dans une techno-surveillance et une fitno-bienveillance qui confine à l'horreur pure et simple.
Prise de conscience
Sauter des gratte-ciel pourrait être le récit d'une jeune sportive, Riva, qui saute du haut des immeubles en combinaison Flysuit™ en évitant de justesse la mort dans le seul but d'ébahir le public. Dans ce monde hypertechnologique où l'on vous suit en permanence à coup de tablettes-compagnon et de caméras, d'activity tracker et de coach virtuel, Riva est une star, une héroïne suivie par des millions de gens.
Sauf que du jour au lendemain, Riva décide de tout laisser tomber et reste quasi-catatonique dans son appartement de luxe, sous l'oeil perplexe de ses followers, de ses investisseurs et de son mari, Aston.
Pour l'aider, une psychologue de la société PsySolutions va devoir l'épier jour et nuit pour trouver l'origine de son mal et la remettre sur le droit chemin de la santé, de l'activité physique et de la célébrité.
C'est de cette psychologue, Hitomi, dont il sera en réalité question dans
Sauter des gratte-ciel.
Julia von Lucadou décrit de façon parcellaire une société scindée entre la Ville et les Périphéries, la première abritant les plus riches et les plus performants, la seconde regroupant tout ce qui reste d'une population que l'on devine pauvre et crasseuse. du moins si l'on se fie aux impressions d'Hitomi dont la plus grande terreur serait de perdre son statut et d'être condamnée à vie à une existence bas de gamme en Périphérie.
Sauter des Gratte-Ciel va donc développer un récit assez classique où l'un des rouages de cette dystopie se rend compte qu'elle est prise dans une société cauchemardesque qui, sous couvert de vouloir votre bien-être physique et moral, vous enferme dans une bulle de performances imposées et de règles rigides incapables de comprendre les failles humaines.
Puzzle dystopique
Là où le roman de Julia von Lucadou surprend, c'est que cette société n'est jamais décrite dans les moindres détails et de façon frontale. Il faut picorer de-ci de-là des éléments narratifs pour composer le puzzle d'un univers où la technologie permet un contrôle total des personnes, par le truchement d'une vidéo-surveillance omniprésente, de tablettes qui permettent tout et n'importe quoi, d'activity tracker qui monitorent votre forme physique. En sus de ces éléments de contrôle, tout dans la Ville se conçoit à l'aune de la performance donnant accès à des crédits qui permettent de se maintenir dans des appartements de standing, d'avoir tel ou tel travail, de se marier même (par le credit union). L'autrice reste pourtant assez floue sur les mécanismes précis de cette dystopie où l'on entrevoit une stérilisation des femmes, une déconstruction totale de la famille avec des bio-parents et des breeders, des instituts et des castings. Intriguant, cette façon d'infiltrer le background au fur et à mesure du déroulé de l'histoire a aussi quelque chose de frustrant pour le lecteur qui a souvent la sensation de passer à côté des détails de cette dictature bienveillante.
Heureusement, c'est le cheminement intérieur d'Hitomi et sa « rencontre » avec Riva qui constitue le véritable coeur du récit. Hitomi va petit à petit se rendre compte que les rouages parfaitement huilés de son existence sont une illusion et qu'elle vit depuis sa plus tendre enfance dans un enfer qui emprisonne les gens en quête de liberté et qui ont percé la chappe de plomb qui les accable au jour le jour. C'est ainsi que les souvenirs de jeunesse d'Hitomi et sa relation avec Andorra vont prendre une importance croissante, la rébellion silencieuse de Riva lui rappelant la révolte de son ancienne amie.
A Star is born
Si
Sauter des gratte-ciel ne semble pas révolutionner le genre de la dystopie, un genre déjà maintes et maintes fois exploité, il laisse tout de même une impression d'aboutissement dans sa façon de présenter une société qui veut simplement le bien de ses citoyens et qui agit constamment sous couvert d'une bienveillance de façade. C'est aussi la dénonciation d'une mondialisation qui uniformise et qui lisse tout ce qu'elle touche, avec un système de starification qui broie les gens et devient un instrument de contrôle de masse. L'emploi récurrent (et volontairement agaçant) de termes anglais reflète parfaitement cette volonté de « coolitude » et de mondialisation qui confine au ridicule et finit par donner la nausée au lecteur. Tout n'est que ™ et mindfulness.
Une lecture d'autant plus juste à l'époque des story et des bookhaul. Ce qui importe en dernier ressort à
Julia von Lucadou, c'est la façon dont Hitomi va peu à peu se sortir de ses propres mensonges pour voir le monde tel qu'il est : un endroit glacé, ubuesque, terrifiant.
Et s'il faudra un long cheminement à son héroïne, cela contraste avec la brusque prise de conscience de Riva, confrontée à la mort tragique de ses amies sportives sacrifiées sur l'hôtel d'un amusement mortel et futile.
Sauter des gratte-ciel peut à le fois se concevoir comme le suicide d'une société et la libération finale d'un esprit mis en cage depuis trop longtemps.
Everything's gonna be okay™
Si l'on reste frustré par la sensation constante d'effleurer un monde dystopique dont on ne comprendra jamais le fonctionnement précis, on reste captivé par cette dystopie de la bienveillance où technologies, mondialisation, starification, réseaux sociaux et profits se mêlent pour écraser l'individu.
Sauter des gratte-ciel ressemble à un saut dans le vide et dans l'inconnu au coeur d'une société qui pense tout contrôler…mais incapable de comprendre la pulsion d'humanité qui l'habite.
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