L'historiographie française de la Seconde guerre mondiale s'est focalisée sur la France et l'Allemagne. le Japon en est longtemps resté ignoré. Son histoire politique, le comportement de ses populations, la mémoire du conflit sont autant de sujets dont la recherche française s'est désintéressée.
C'est une raison de saluer l'impressionnant travail de
Michael Lucken, professeur à l'Inalco. Comme
Pierre Laborie l'avait fait pour l'opinion publique française, il dissèque les sentiments contradictoires qui ont agité la société japonaise durant la guerre. Comme
Henry Rousso pour Vichy, il rend compte des polémiques historiques et des mémoires concurrentes. Il le fait notamment par le biais d'une étude des monuments aux morts qui n'est pas sans rappeler les travaux d'
Antoine Prost sur les Anciens combattants de l'entre-deux-guerres.
Les conclusions auxquelles il parvient sont autrement plus nuancées que la vulgate héritée de la « vision américaine de l'histoire » forgée durant les années d'occupation par
Ruth Benedict et
Edwin Reischauer. Elle fait du Japon une société totalitaire entraînée dans un jusqu'au-boutisme suicidaire par une clique militariste fanatique. Elle dédouane l'empereur de toute responsabilité. Elle critique la duplicité du Japon dans l'après-guerre, qui fait profession de pacifisme mais prend la posture de la victime et refuse de présenter des excuses à ses voisins.
Ces trois idées reçues ne sont pas dénuées de fondements mais appellent des appréciations plus subtiles.
le Japon n'a jamais connu le totalitarisme d'Etat mis en oeuvre dans l'Allemagne hitlérienne, l'URSS stalinienne voire l'Italie fasciste. La société n'était pas verrouillée ; aucun système policier de surveillance et de délation ne fut mis en place ; la contestation demeurait possible. Mais la pression sociale y était si forte que le projet d'unité totale de la nation (kokutai) forgé au début de l'ère Meiji a réussi à y prendre corps.
L'empereur a joué un rôle capital. L'idéologie du kokutai ne laissait aucune place aux corps intermédiaires, instaurant une fusion organique entre le peuple et son chef. C'est en son nom que les combats furent menés et que les kamikazes lancèrent leurs opérations suicides à partir de 1944. Pour autant, l'empereur ne faisait pas l'objet d'un culte de la personnalité analogue à celui orchestré en faveur de Hitler, de Staline ou de Mussolini. Ses sorties étaient rares et solennelles. Les Japonais ne connaissaient pas sa voix qu'ils entendirent pour la première fois le 15 août 1945 leur ordonner de se rendre. Supervisant minutieusement les affaires de l'Etat, il fut épargné par Mac Arthur pour maintenir l'unité japonaise.
Après-guerre, les Japonais ont sanctuarisé le souvenir de la guerre plus qu'ils ne l'ont historicisé. En particulier, les souffrances occasionnées par les deux explosions nucléaires de Hiroshima et Nagasaki ont eu tendance à occulter tout le reste.
Michael Lucken insiste sur les ambiguïtés du discours pacifiste : constamment associé au culte des morts, il commémore plus un passé douloureux qu'il ne construit un avenir serein. Mais, comme le montrent le mémorial pour la paix de Hiroshima et le musée de Chiran dédié aux kamikazes, des représentations historiques contraires se superposent entre lesquels l'Etat japonais a refusé d'arbitrer, à rebours du stéréotype occidental d'une société consensuelle. le regard que le Japon porte sur son histoire est moins duplice ou hypocrite que pluriel et contradictoire.