La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous quoi qu'il nous arrive. La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous, même sans les yeux.
Au bout d'un an à Buchenwald, j'étais persuadé que la vie ne ressemblait pas du tout à ce qu'on m'avait appris d'elle. Ni la vie, ni la société.
Nous n'étions que six résistants en première supérieure. Au moins, de jour en jour, nous savions pourquoi nous l'étions, et que cela n'était pas par patriotisme seulement. Ce n'était pas la France qui était menacée : c'était l'homme.
J'aurais dû apprendre à détester les boches. Grâce à Dieu, pas d'avantage ! Ma famille m'en dissuadait. Les livres, les symphonies, me disaient qu'il ne le fallait pas. Je continuais à appeler les Allemands : les Allemands, avec respect.
L'allemand cette langue que j'aime, le voilà défiguré au point que je ne reconnaisse plus ses mots. Mon imagination de treize ans voudrait faire face au choc, mais c'est trop, d'un seul coup, pour elle. L'histoire se jette sur moi : elle a exactement le visage des assassins.
L'entrée dans la salle était le premier épisode d'une histoire d'amour. L'accord des instruments : c'étaient nos fiançailles. Après je me jetais dans la musique comme on se roule dans le bonheur.
C'est pourquoi je dis aux parents dont les enfants deviennent aveugles de se rassurer. Car la cécité est un obstacle, mais ne devient une misère que si on y ajoute la sottise. De se rassurer et de ne jamais s'opposer à ce que leur petit garçon ou leur petite fille découvre. Qu'ils ne leur disent jamais : "Tu ne peux pas savoir puisque tu ne vois pas.". Et qu'ils leur disent le moins souvent possible : "Ne fais pas cela ! C'est dangereux !"
Je courais sans cesse. Toute mon enfance s'est passée à courir. Seulement je ne courais pas pour m'emparer de quelque chose (que voilà bien une idée d'adulte et non d'enfant !). Je courais pour aller à la rencontre de tout ce qui était visible et de tout ce qui ne l'était pas encore.
Mes parents étaient la protection, la souffrance, la chaleur. Je l'éprouve encore aujourd'hui, quand je songe à mon enfance, cette sensation de chaleur au-dessus de moi, derrière moi, autour de moi. Cette impression merveilleuse de ne pas vivre encore à son compte, mais de s'appuyer tout entier, du corps et de l'âme, sur d'autres vies qui acceptent.
Ils ont tort devant la vie parce que ce sont eux qui font de cette dépendance un malheur. Hé quoi! Pourraient-ils désigner, ces aveugles tristes, un seul homme au monde- eût-il ses yeux - qui ne dépendit pas d'un autre ? Qui ne fût pas dans l'attente de quelqu'un ? En soumission par rapport à un être meilleur, plus fort, ou seulement absent ? Qui ne fût pas plus grand ou plus petit, c'est-à-dire, dans l'un et l'autre cas, étroitement lié à tous les autres ? Vraiment, de quelque matière que soit fait le lien - qu'il soit de haine ou d'amour, d'envie, de pouvoir, de faiblesse ou de cécité -, ce lien, c'est notre condition. Aussi le plus simple est-il de l'aimer. J'ai toujours aimé qu'un autre fût près de moi. Cela va sans dire : je m'en suis irrité quelquefois aussi (il est des intimités que je supporte bien mal). Mais, au total, je suis redevable à la cécité de m'avoir forcé au corps à corps avec mes semblables, et d'avoir fait de lui bien plus souvent échange de force et de joie qu'un chagrin. Les chagrins que j'ai eus, presque toujours je les ai eus dans la solitude.