Mon père regarda à son tour l'image peinte par Nicolas de Bricheny. Il s'arrêta avant d'entrer et me mit la main sur l'épaule :
— Et pourquoi, Yves-Marie? Pourquoi nous faudrait-il changer ce titre ? L'homme qui est venu chez nous a jeté sa dernière ancre au seuil de ce qu'il pensait être son dernier abri. L'ancre de miséricorde a cédé à la tempête. Celui que nous avons connu ne ressemblait en rien à la pauvre charogne que tu as vue se balancer au bout d'une corde. Il faut lui laisser son ancre de sauvetage, Yves-Marie. Nous n'avons pas le droit de le priver de cette dernière chance.
C'est ainsi que l’Ancre de Miséricorde resta accrochée au-dessus de notre porte.
La rue de Siam était toujours gaiement animée à son ordinaire. Il me semblait que ce spectacle était nouveau pour moi, et je le dégustais comme un gourmet depuis longtemps privé de ses mets de predilection.
Le vendredi, qui était jour de marché, le tableau qu'offrait la rue de Siam brillait d'une richesse de couleurs presque éblouissante. Toutes les paroisses des environs étalaient au soleil leurs plus beaux costumes. Les femmes de Ploaré rutilaient comme des chasses promenées sous le soleil. La diversité des broderies qui ornaient les gilets, les chupens, comme on dit chez nous, enchantait les yeux. Parfois une Léonarde apparaissait dans la foule avec son long châle dont la pointe lui frôlait les tâlons. Mais le pays bigouden attirait la curiosité par ses coiffes en fonne de mitre, ses chupens et ses corsages ornés de somptueuses broderies couleur de pommes d'orange et d'or fin. Je reconnaissais de loin les chupens bleu d'azur du « glazik », les bragou-braz plissés et les hautes guêtres de laine galonnées. Tous les hommes tenaient à la main leur pen-bas.
Quand on est jeune, le passé vieillit vite.
- [...] L'aventure est belle dans les livres ; dans la réalité ce n'est qu'un mirage dangereux.
- [...] Il paraîtrait qu'une frégate est parée pour lui donner la chasse. On le dit... Mais je ne l'affirmerais pas la tête dans le nœud coulant.
- Cela s'explique, fit Mr. Burns. L'imagination des gens d'ici est nourrie des exploits de ce gentilhomme de fortune. Croyez-en un vieux navigateur : la force de ces hommes maudits réside surtout dans la terreur qu'ils inspirent.
- L'aventure, disait-il, c'est un divertissement spirituel pour des commis de bureaux ou des adolescents trop choyés par leurs parents.
Il clignait de l’œil dans ma direction en disant cela et mon père l'approuvait en hochant sont long visage maigre.
- Quand j'avais son âge, je pensais jour et nuit à la mer. Entre toutes les lignes de mon " De viris illustribus urbis Romae" je lisais ces mots de feu : "tu seras marin et tu connaîtras l'aventure".
L'aventure ! - il ricana - J'ai cherché l'aventure sur toutes les mers du monde et je ne l'ai jamais rencontrée belle et pure comme je l'imaginais ...
Vendre le secret de la dignité et de la raison c'est s'exposer à voir peu de chalands dans la boutique
[...] ... Encore une fois, je posai le pied sur le pavé de la rue de Siam que le brouillard de la nuit rendait plus glissant que des écailles de poisson. Le veilleur de nuit venait de passer et j'entendais encore au loin sa mélancolique plainte solennelle de vieux hibou. Il pouvait être onze heures. La rue était endormie.
Un peu de lumière sourdait entre les volets du Brûlot Fournier [café très en vogue de la rue de Siam]. J'imaginais Mme et M. Poder [les propriétaires du café] comptant leurs écus dans la caisse décorée d'une plante exotique. Je sentais sur mes reins mon couteau dans son étui de cuir. Ce contact me donnait une grande confiance dans mes forces. Je respirais l'odeur grasse de la rue comme un conquérant. Mes poumons s'emplissaient d'un air de qualité martiale. Je commençais, à mon insu, à m'habituer aux aspects toujours mystérieux de la lune dont la lumière lugubre projetait sur les murs et la chaussée des ombres extravagantes.
J'allais doucement le long des murs et, tous les dix pas, je m'arrêtais afin de prêter l'oreille aux bruits. Il me sembla bien entendre comme une faible rumeur dont je ne pouvais préciser ni la distance, ni l'emplacement. Il en était dans la nuit des voix comme des lumières. Je les croyais près de moi quand, au contraire, elles étaient encore loin. ... [...]
Rêver, c'est souvent une façon, qui en vaut une autre, de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.