sa colère,l'aiguillon de son action, Bourdieu la devait en partie à Flaubert; Apollinaire et Ponge lui permettaient aussi de se réapproprier, comme une disposition émotionnelle positive, l'amor forti que sa sociologie le conduisait à haïr.
Ce lecteur* très représentatif de son temps ne se satisfait donc pas de la narrativité inchoative de la vie quotidienne, il lui faut la synthèse, l'émotion au complet :" Au fond, ce que j'ai toujours désiré passionnément, ce que je désire encore, (...) c'est d'être au centre d'un "événement" beau. Un événement, c'est-à-dire un écoulement temporel qui "m'arrive", qui ne soit pas en "face" de moi comme un tableau ou un air de musique, mais qui soit fait autour de ma vie
*Sartre
... propulsant le lecteur au milieu des hommes, hors de sa solitude mélodieuse en l'obligeant à éprouver absolument sa liberté, hors médiations, et à en supporter l'indétermination.
Thibaudet avec par exemple décrit, dans un article célèbre, la structure du "roman passif" qui déroule une vie, par opposition au roman "actif" qui "isole une crise"
Je crois que les expériences ratées et les médiations impossibles, ici, ne sont pas moins déterminantes pour l'exercice d'un certain "style d'être" que les expériences confortables (...) si la lecture romanesque lui apparaît comme une authentique "transfusion de durée", la poésie, le tourisme ou les expériences visuelles lui sont de véritables "hémorragies de temps".
La lecture relaie et expose ainsi nos imaginaires individuels de la forme, nos partis pris insubstituables sur ce que c'est qu'être un sujet : nos phrases sont suspendues aux phrases littéraires, qui se présentent à la nôtre comme des modèles, c'est-à-dire aussi bien comme des secours que comme des menaces.
La pratique littéraire combat ici subtilement les prescriptions médiatiques de distinction, qui supposent des identités élémentaires, victorieuses et déjà accomplies : "be yourself!". Ce que permet l'étude de la lecture alors, c'est l'obeservation des dynamiques d'individuation dans toute leur instabilité, dans la banalité de leurs partages et de leurs contradictions. L'individu : ce qui se donne sans contours, qui se fait et se défait en permanence, chance et charge modernes.