- Tu arrives à te représenter ce que c'est de porter un gosse ? Demande-t-elle soudain.
Il ne comprend pas ce qu'elle dit. C'est lui qui porte Staffan sur ses épaules.
- Là-dedans, précise-t-elle en montrant son ventre.
Comment pourrait-il se représenter une chose pareille ? Aucun homme ne le peut.
Qu'elle est la couleur de la mort ?
Est-elle réellement noire ?
La mort guette toujours derrière la porte quand il est question d'avortement clandestin. Si un seul homme haut placé, un politicien, un pasteur, un tambour major, peu importe, si un seul d'entre eux se trouvait allongé sur une table crasseuse, les jambes écartées, et qu'un ivrogne aux mains tremblantes essayait d'introduire une sonde sale... Si un seul de ces hommes vivait ça... Les choses seraient différentes.
Il a vingt ans, l'âge où la notion de fatigue n'existe pas. Un travail pénible n'exclut pas des nuits sans sommeil.
Rien ne s'est déroulé selon ses prévisions. Mais est-ce fatalement un mal? Elle a vingt ans, elle attend son deuxième enfant, elle est mariée à un homme qui ne boit pas, qui aime son fils et qui est heureux de devenir père à nouveau. Voudrait-elle changer de vie ? Contre quoi ? Avoir un travail stressant à l'usine Algot? Aspirer frénétiquement à s'en sortir ? Se trouver dans une voiture qui tourne autour d'une place vide ? Elle ne sait pas. Elle est mariée, elle a un enfant, bientôt deux. Elle ne peut pas revenir en arrière. Sa vie est ce qu'elle est.
Et pourtant.
Au fond d'elle, un sentiment la ronge, résiste, refuse de renoncer.
Si seulement elles pouvaient se parler. Rien qu'une fois. Dire les choses telles qu'elles sont. C'est étonnant que des gens comme nous ne parlent jamais de leur vie, songe Eivor. Comme si nos sentiments profonds étaient laids et dégoûtants et ne supportaient pas la lumière du jour. Comme si c'était un signe de faiblesse de reconnaître qu'il nous arrive de nous réveiller la nuit avec l'envie de hurler. Ça ne se fait pas. Pas quand on est issu d'une honnête famille d'ouvriers qui se contente de peu.
Lancer des promesses à tout-va est l'éternelle solution de l'homme en fuite. D'un côté il veut rester libre, de l'autre côté il tient à garder les portes ouvertes derrière lui.
Tous les jours il échange quelques mots avec son chat. Et son chat est d'accord avec lui quand il affirme que l'Amérique est le pays qui a le plus changé. Si son chat ne le contredit pas, c'est qu'il doit avoir raison.
La vie est ce qu'elle est, faite de hasards et de coïncidences. C'est précisément ce qui la rend supportable et passionnante. Une fois dans ce monde, on ne peut rien faire d'autre qu'avancer, tant bien que mal, jusqu'au jour où tout se termine.
C'est sans doute le seul droit que nous ayons : disposer de notre vie et assumer nos erreurs.