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Critique de AnnaCan


La montagne magique, écrit entre 1912 et 1924, conçu à l'origine comme un contrepoint ironique et absurde à La nouvelle La mort à Venise, répond à une double intention, celle d'y « montrer que l'expérience de la mort est finalement une expérience de la vie, qu'elle conduit à l'homme », et celle d'inscrire cette expérience dans un roman de formation, dans la grande tradition du Bildungsroman initiée par Goethe avec Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister.
Bien. Voici pour l'intention, dont Mann s'est expliqué lui-même, avant et après la parution de son livre.
C'est donc munie de ce précieux viatique et pleine d'ardeur que je me suis lancée sur les traces de Hans Castorp, « ce frêle enfant de la vie », toute disposée à le suivre à chacune des étapes de sa périlleuse éducation intellectuelle, morale, spirituelle et sensuelle, même si pour cela il me fallait rester sept longues années dans un sanatorium à Davos au milieu d'une société oisive et décadente décimée à intervalles réguliers et en toute discrétion par la maladie (ou par les bons soins de la médecine, on ne sait trop).
Du reste, je pensais sincèrement que je me sentirais bien la-haut sur la montagne, dans ce lieu hors du temps, douillettement bercée par le rythme monotone des journées se succédant impassiblement, à mille lieues de la frénésie, du bruit et de la fureur du « monde d'en bas ». J'ai véritablement cru pouvoir m'y blottir comme dans un cocon à l'instar de Hans Castorp qui, bien qu'en proie à une fièvre tenace (à laquelle la mystérieuse Clavdia Chauchat n'est certes pas étrangère), ne quitterait ce lieu pour rien au monde.
Par ailleurs, je savais, avant même de commencer ma lecture, que le Temps était l'un des grands thèmes du livre :
« De fait, nous avons soulevé la question de savoir si le temps pouvait se raconter dans l'histoire en cours, à seule fin d'avouer que c'est bel et bien notre dessein. »
Le temps dilaté, le temps diffracté, le temps court et le temps long, le temps elliptique, le temps qu'il fait (les saisons étant une autre façon de rythmer le temps), le temps fragmenté, le temps qui file entre les doigts… j'étais, osons le mot, excitée à l'idée d'entrer dans un roman qui, à mes yeux, devait présenter beaucoup de similitudes avec mon livre de chevet et bible personnelle : À la recherche du temps perdu.
Toujours se méfier des raccourcis de pensée trompeurs et des espoirs insensés. Ils mènent à de grandes déceptions. Et pourtant… n'étais-je pas fondée à croire que les deux livres se ressembleraient en bien des points? Outre le thème du temps sus-mentionné, outre ceux de la maladie et de la mort, outre le fait que chacun des deux ouvrages se présente comme un roman de formation, n'y trouvons-nous pas une société enclose et sclérosée, repliée sur elle-même, bientôt éparpillée aux quatre vents par le souffle de l'Histoire (en l'occurrence la Première Guerre Mondiale)? N'y trouvons-nous pas également le thème de la musique, intensément aimée par chacun des deux héros et qui imprègne de son rythme le phrasé des auteurs… N'y trouvons-nous pas le thème de l'homosexualité, omniprésent dans la Recherche, plus discret mais néanmoins clairement identifiable dans La montagne magique? Ces deux romans, enfin, ne sont-ils pas tous deux parcourus par l'humour et l'ironie, bien que chez Mann l'usage de l'ironie paraisse obéir à un dessein et prenne un caractère systématique, ce qui n'est pas le cas chez Proust?

« J'espère que vous n'avez rien contre la méchanceté, monsieur l'ingénieur ? À mes yeux, la raison n'a pas d'arme plus précieuse contre les puissances de l'obscurité et de la laideur. »

De fait, durant le premier tiers du livre que j'ai pris beaucoup de plaisir à parcourir, savourant la plume sublimée par la magnifique traduction de Claire de Oliveira, une plume à même de restituer des moments de poésie pure aussi bien que des scènes dominées par une ironie féroce, la distance entre les deux oeuvres ne me parut pas si grande. Car le narrateur de la montagne magique, bien qu'extérieur au héros, contrairement au narrateur de la Recherche, s'attache néanmoins à traduire (certes imparfaitement) ses sensations ou ses pensées :

« C'était le soir, juste après le lever du jour. Cette journée fragmentée, aux divertissements artificiels, lui avait littéralement filé entre les doigts, elle s'était volatilisée, ce qui l'étonnait joyeusement, ou du moins le laissait songeur, son jeune âge le préservant de l'épouvante. Il avait tout juste l'impression d'y voir encore. »

Hélas pour moi, Thomas Mann abandonne progressivement puis complètement toute velléité de sonder l'âme de son héros, celle-ci devenant le théâtre d'un débat idéologique sans fin entre deux « pédagogues », l'un et l'autre incarnant jusqu'à la caricature l'humanisme (candide) et le réalisme (cynique). Quittant la subjectivité du roman pour s'engager dans la voie de l'essai prétendument objective, dialectisant ou exposant des idées qu'il ne prend plus la peine d'incarner, l'auteur s'est perdu à mes yeux. Dès lors, j'ai sombré dans un ennui mortifère, une apathie furibonde, et je n'ai dû la poursuite de ma lecture qu'à la présence à mes côtés de l'indéfectible Berni_29, le compagnon de cordée, l'ami enthousiaste et loyal dont le nombre stratosphérique de retours de lecture publiés suffisent à démontrer, s'il en était besoin, qu'il n'est pas du genre à lâcher un livre en cours de route. Encouragée par ce stimulant exemple, j'ai donc tenu bon et bu le calice jusqu'à la lie. Ainsi soit-il.

Je me suis consolée comme j'ai pu en allant piocher chez Proust des extraits susceptibles de faire écho à ce que j'étais en train de lire, ce qui, bien entendu, n'a fait que renforcer ma désaffection à l'égard de Thomas Mann.
Ainsi, quand le narrateur de la Recherche, encore sous le charme de la sonate de Vinteuil qu'il vient d'entendre, nous livre cette pensée…
« Mais qu'étaient leurs paroles qui comme toute parole humaine extérieure me laissaient si indifférent, à côté de la céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir? J'étais vraiment comme un ange qui déchu des ivresses du Paradis tombe dans la plus insignifiante réalité. Et (…) je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique de ce qu'aurait pu être - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées - la communication des âmes. »
… le narrateur de la montagne magique, quant à lui, se lance dans une explication absconse censée éclairer l'amour que Hans Castorp voue au Tilleul de Schubert :
« Avançons cette thèse : un produit de l'esprit, par conséquent significatif, tire son importance de ses implications, du fait qu'il exprime et représente un contenu spirituel plus général, tout un univers de sentiments et d'opinions ayant trouvé en lui un symbole plus ou moins parfait : c'est à cela que se mesure son degré d'importance. En outre, l'amour que nous inspire cet objet n'est pas moins significatif : il nous renseigne sur celui qui l'éprouve, caractérise son rapport à cette généralité, à cet univers que représente l'objet et que, consciemment ou non, on aime à travers lui. »

Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de dire que l'un est supérieur à l'autre. Il s'agit de tenter de clarifier en quoi l'un me touche, résonne en moi et m'incite à réfléchir, tandis que l'autre me laisse aussi froide qu'un concombre et stérilise ma pensée.
C'est que Proust, en me parlant avec une extrême précision de ses sensations (ou de ses impressions comme il aimait à dire), éveille en moi des réminiscences, met en branle toute une chaîne mémorielle et sensible qui m'aide à penser, qui m'aide non seulement à voir plus clair en moi, mais aussi en l'autre. Tandis que Mann, renonçant à incarner ses idées dans des personnages dotés d'une personnalité complexe, mais au contraire les exposant de façon didactique et théâtrale, usant de termes imprécis, généraux et englobants, ne m'éclaire pas. Il m'embrouille et il m'endort.
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