Mais nous continuerons, malgré tout, de conjuguer en mémoire : les grilles de fer forgé, les fenêtres lancéolées, le cuir gaufré de Cordoue, les carreaux de faïence bleus ou dorés, la dague ouvragée, le damier d’ivoire, le secrétaire de noyer et de marqueterie percé de soixante-sept cachettes, les tommettes de la cuisine, les petits pavés arrondis de la rue, portes cloutées, fenêtres à l’espagnolette, grappes de chèvrefeuille et de jasmin, le patio qui murmure autour de la vasque, dans l’ombre mouvante du frêne. Et toutes les poteries de Talavera de la Reina. Et rien que de prononcer ce nom, le proférer suffit à éveiller l’esprit des lieux, à faire défiler l’histoire et les cartes de géographie, qu’elles soient d’ici ou de là-bas, des deux côtés de la mer océane, que l’on dise Avila ou Antigua, Tolède ou Tepozotlán, Tarragone ou Teotihuacán (et tous les Tula, Tulum, El Tajín ou Tikal), Saragosse ou Zacatecas, Palos de Moguer ou Piedras Negras, Mérida d’Extrémadure ou Mérida du Yucatán, Saint-Jacques de Compostelle ou Santa Rosa de Copán, Quiriguá ou Quintanilla de las Viñas, Médina az Zahra, Chichicastenango, Covadonga, Quetzaltenango, Covarrubias, Coazacoalcos, Zihuatanejo...
"et la rive sans bruit, et puis la nuit sans rives."
L’art et la littérature sont un sacrifice à l’infini ; c’est pourquoi, à leur modeste place, toute symbolique, mais à l’image des sacrements, ils sauvent le monde et rédiment le mal.
Gracián, plus singulièrement, a senti venir les vents nouveaux ; il a vu approcher un autre schisme, ce point de rupture, dans l’histoire de l’Occident, que Paul Hazard a finement étudié dans La Crise de la conscience européenne. Gracián a perçu les signes avant-coureurs d’une multiple « victoire » : du mouvement sur la stabilité, du lointain sur le proche, de l’hétérodoxie sur l’orthodoxie, des nations germaniques sur les nations latines, de la bourgeoisie sur l’aristocratie et de la prose sur la poésie, en attendant l’ère de l’inquiétude et du soupçon...