Le Léopard des neiges

"L'homme s'est replié sur lui-même au point de ne plus voir le monde qu'à travers les interstices étroits de sa caverne" William Blake The marriage of Heaven and Hell

L'eau devient noire, les éclaboussures accrochent la lumière au moment où elle disparaît de la vallée. Le soleil est parti, le voyage est fini, le premier quartier de lune se lève.

Depuis le début, ce saint aux yeux de léopard a marché et travaillé plus que n'importe qui; je ne l'ai jamais vu fatigué ni découragé et il n'a jamais réagi désagréablement à ma mauvaise humeur de ces derniers jours. Sur les pentes raides, lorsqu'il s'arrête pour se reposer, il parle à quiconque se trouve près de lui de sa voix douce et grave, aussi pénétrante et apaisante que le vent du sud. Toutes les bêtes, tous les voyageurs sont les amis de Tutken et l'écoutent attentivement; pourtant il est rare qu'il soit le premier à ouvrir la bouche et il ne se montre jamais bavard : néanmoins, à sa manière discrète, il devient aussitôt le centre d'intérêt, tant il appartient naturellement au moment qu'il est en train de vivre.

Avez-vous vu le léopard des neiges?
Non! N'est-ce pas merveilleux?

Cependant je m'attarde à regarder la lumière monter vers les pics. Le rocher sur lequel je m'appuie branle si légèrement qu'à un autre moment j'aurais pu ne pas m'en apercevoir. Voilà que cela recommence! La terre me pousse du coude! Et je ne vois toujours rien.

Dans la gorge la nuit est tombée. La lune est cachée par les pics, mais sa lumière accentue la profondeur des ravins. Sur la paroi sombre d'en face, le clignotement d'un feu solitaire nous fait l'effet d'une bouche infernale révélant quelque brasier au coeur de la montagne.

Nous sommes en octobre, les orchidées disparaissent. Sur l'autre versant, des cascades fantomatiques, parfois six ou sept en même temps, dégringolent des nuages.

L'air salubre et l'absence de tout bruit de mécanique, si simple soit-elle -- car la piste souvent tortueuse franchit trop de cours d'eau et sa pente est trop forte pour permettre l'usage des bicyclettes -- la chaleur, l'harmonie et l'apparente abondance, laissent percevoir les murmures d'un âge paradisiaque.

Le soleil est rond. Je résonne de vie, les montagnes résonnent, et quand je puis l’entendre, nous partageons cette résonance. Je comprends tout cela, non par le truchement de mon esprit , mais par celui de mon coeur.

Mon pied glisse sur une étroite corniche : en une fraction de seconde, comme les aiguilles de la peur me transpercent le cœur et les tempes, l'éternité et le présent se croisent. La pensée et l'action sont semblables, la pierre, l'air, la glace, le soleil, la terreur et moi-même ne faisons qu'un. Il est stimulant d'étirer cette conscience aigüe jusqu'aux moments ordinaires, dans la perception, instant par instant, du gypaète et du loup qui, se concevant eux-mêmes au centre des choses, n'aspirent nullement à pénétrer le secret de l'existence véritable. Dans cette inspiration qui remplit nos poumons, réside le secret que tous les grands maîtres essaient de nous communiquer, ce qu'un lama décrit comme "la précision, la candeur et l'intelligence du présent". Le but de la méditation n'est pas l'illumination, mais l'effort pour garder l’œil ouvert aux moments les moins extraordinaires, pour exister au présent, pour imprégner de cette conscience du "maintenant" tous les événements de la vie quotidienne. Être ailleurs revient à "peindre des yeux sur le chaos". Quand j'observe les bharals je dois observer les bharals et non penser au sexe, au danger, au présent, car ce présent, au moment même où je m'y attache, s'est évanoui.