Qu'il est éprouvant de suivre
Cormac McCarthy sur les routes qu'il a empruntées...
Un western ? Si seulement. Dans cette errance hallucinée d'une bande de chasseurs de scalps, il y a beaucoup, beaucoup plus que le scénario de desesperados pourchassant des Apaches.
"Voici l'enfant." C'est ainsi que commence le roman. Présentation succincte d'un gamin jamais nommé qui suivra la bande venimeuse de Joel Glanton, mercenaire dément qui fait du meurtre une bacchanale inouïe.
La beauté minérale, insolente, brutale des paysages s'étendant du Tennessee au Mexique est la toile de fond de ce roman aux accents mystiques. Violence extrême à chaque page, Cormac plonge son stylo dans le sang et la sanie pour écrire cette parabole infernale.
Le titre original, Danse des poignards, est, pour une fois, bien moins évocateur que ce
Méridien de sang qui donne sa couleur à ces pages trempées à la rouille de la sauvagerie.
Pas d'échappatoire. Ni bons, ni mauvais. L'auteur laisse à tous, lecteurs compris, sa responsabilité et sa morale.
Encore une fois, il explore l'âme humaine, la dépouillant des scories et du vernis menteur dont elle se pare, pour la rendre à elle-même.
"Le vide, le désespoir, c'est contre ça que nous prenons les armes, n'est-ce pas ?"
Au-delà du jeu politique terrible qui abreuvait d'or les mercenaires sur la trace des amérindiens, c'est une loi morale universelle qui est interrogée dans ces pages. "Il n'y a aucun critère permettant de démontrer qu'une loi morale est bonne ou mauvaise."
Pas de contrat social chez McCarthy, chaque être est seul et uniquement seul face à son destin. Il en résulte une danse macabre, une " fiévreuse hallucination, une transe peuplée de chimères sans analogie ni précédent, un carnaval itinérant..."
Le personnage central du livre n'est pas le gamin, mais incontestablement le juge Holden, figure monstrueuse qui n'a de justice que ses propres sentences démentielles. Sans doute l'un des personnages les plus maléfiques de la littérature américaine, dont la cruauté, l'extrême barbarie ne peut s'abriter derrière aucune tare. Il est indéniablement le plus intellectuellement responsable et gourmand de son appétence au vice.
Cormac McCarthy est selon moi un géant de la littérature américaine. Au fil de ma progression dans son oeuvre, et au-delà d'une écriture flamboyante et charnelle, sa quête de ce qui fonde l'humanité nourrit un questionnement essentiel et renvoie l'espèce humaine à son insignifiance dans une nature qui seule, sort son épingle du jeu. Impitoyable elle aussi, mais dépourvue de cruauté, elle déroule ses cycles immuables, fertilisée d'un sang versé éternellement et inutilement par cette espèce étrange qui s'imagine la conquérir.
Étrangement, en renfermant le livre, mes souvenirs les plus prégnants sont ceux des bêtes, gardiennes silencieuses d'une harmonie malmenée mais intacte.
"Le poulain se pressait contre le cheval avec la tête penchée et le cheval regardait au loin, la bas où s'arrête le savoir des hommes, où les étoiles se noient, ou les baleines emportent leur âme immense à travers la mer sombre et sans faille. "