Citations sur Vies Minuscules (91)
La morgue ouvrait aussi sur cette cour : parfois sous un drap une forme couchée passait, dont les brancardiers plaisantaient par la fenêtre ouverte avec les malades : je n'étais pas sous ce drap, mes yeux voyaient l'été, j'avais loisir de parler des morts. Je conserve de ces jours un souvenir d'enchantement profond. Je lisais le Gilles de Rais, (...). Je pensais à l'été vendéen qui calcinait à cette heure les ruines de Tiffauges, aux hautes herbes pareilles à celles qu'avait foulées l'Ogre, jadis, aux rivières d'argent bordées d'arbres tendres sous lesquels il avait pleuré, de repentir et d'horreur. Rien, pour lire cette histoire, ne me convenait mieux que la proximité des chairs souffrantes dans les draps pâles, sous le rire vainqueur de juillet : la bêtise conquérante des infirmières me faisait absoudre Gilles; la patience angélique de certains moribonds me le faisait maudire.
Je découvrais les livres, où l'on peut s'ensevelir aussi bien que sous les jupes triomphales du ciel. J'apprenais que le ciel et les livres font mal et séduisent.
Mon avenir s'incarnait, et je ne le reconnaissais pas ; je ne savais pas que l'écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l'Afrique, l'écrivain une espèce plus avide de se perdre que l'explorateur ; et, quoiqu'il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu'en revenir cousu de mots comme d'autres le sont d'or ou y mourir plus pauvre que devant - en mourir - était l'alternative offerte aussi au scribe.
Marianne n’était pas un lecteur de roman; la leurrer était sans noblesse: elle m’envoyait chaque jour des lettres brûlantes, elle avait foi en moi, elle n’avait consenti à cette séparation, pour elle si douloureuse, qu’afin que j’écrivisse.
Il était tout autre, Roland, et pourtant si semblable; déraisonnable aussi certes, mais sa déraison n’avait rien du panache voyou, de la gouaille un peu morose, maboule, qui forçait en Rémi l’admiration des gosses; son extravagance était plus pure, abrupte et comme indigente: pas de colifichets, collections pittoresques ou coups d’éclat séditieux; rien de monnayable dans les codes enfantins, rien dont il pût s’enorgueillir, se faire un public, mettre de son côté les rieurs, c’est-à-dire tous. Il lisait des livres.
Or le père aimait son lopin : c’est-à-dire que son lopin était son pire ennemi et que, né dans ce combat mortel qui le gardait debout, lui tenait lieu de vie et lentement le tuait, dans la complicité d’un duel interminable et commencé bien avant lui, il prenait pour amour sa haine implacable, essentielle.
mon avenir s'incarnait, et je ne le reconnaissais pas; je ne savais pas que l'écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l'Afrique, l'écrivain une espèce plus avide de se perdre que l'explorateur; et, quoiqu'il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu'en revenir cousu de mots comme d'autres le sont d'or ou y mourir plus pauvre que devant - en mourir - était l'alternative offert aussi au scribe.
N'étions -nous pas au même titre de malheureux usagers des mots, par nous trop peu savamment maniés pour qui devinssent à notre usage l'arme souveraine qui toujours atteint son but, pour lui la débâcle d'une chair et pour moi le bouclage d'un livre? Lui échappait la chair blanche, les feuillets toujours blancs de mon livre hélas inabordable ne m'échappaient pas moins;
Je convoquais des lieux invisibles et nommés. J découvrais des livres, où l'on peut s'ensevelir aussi bien que sous les jupes triomphales du ciel. J'apprenais que le ciel et les livres font mal et séduisent. Loin des jeux serviles, je découvrais qu'on peut ne pas mimer le monde, n'y intervenir point, du coin de l'oeil le regarder se faire et défaire, et dans une douleur réversible en plaisir, s'extasier de ne participer pas : à l'intersection de l'espace et des livres, naissait un corps immobile qui était encore moi et qui tremblait sans fin dans l'impossible vœu d'ajuster ce qu'on lit au vertige du visible. Les choses du passé sont vertigineuses comme l'espace, et leur trace dans la mémoire est déficiente comme les mots : je découvrais qu'on se souvient.
Qu'est-ce donc que quelques années encore de vie, quand on est riche de tant de pertes ?