Comme les puritains et les fanatiques, les censeurs retrouvent leurs propres obsessions dans tout ce qu’ils jugent. p 121
Epigraphe
«L’homme est plus effrayant que son squelette» Joseph Brodsky
Par ses directives appropriées, le chef décrétait les événements qui n’avaient plus qu’à se produire ou à disparaître selon les besoins de l’heure. p 148
--- Qu’est-ce qui pousse à l’ivrognerie ? La tristesse. Au vingtième siècle, tout le monde sera heureux. C’est le bonheur qui remplacera la vodka dit le père de Piotr
Le vieux cocher était mort d’une cirrhose en 1925. Le jeune Piotr, qui volait des pommes de terre dans un kolkhose pour le nourrir, s’était réveillé orphelin de ses dernières illusions... p 139
- Depuis vingt ans nous cachons nos pensées à nos voisins, à nos proches, à nos enfants. Nous vivons dans la peur d'être dénoncés et faisons semblant de croire à vos mensonges. Pourquoi faut-il un passeport pour se déplacer dans notre propre pays et l'autorisation d'un illettré pour publier un poème d'amour. Si notre pays est l'idéal que nous envie le monde entier, pourquoi n'a-t-on pas le droit d'en sortir ?
Sur toute l'immensité russe, des centaines de milliers d'hommes, de femmes, de tous âges et de toutes conditions, disparaissaient silencieusement. Du jour au lendemain, des familles cessaient d'exister et il n'y avait pas de cadavres. Pas d'enterrements. Pas d'articles dans le journal. Rien ne devait transpirer de ces meurtres silencieux. S'inquiéter en public de la disparition d'un voisin était assimilé à une atteinte contre l'Etat. La rumeur elle-même était un crime.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Un cheveu gris. Ton père les a eus blancs d'un coup. Pourtant nous étions heureux dans ce temps. J'y pense souvent.
[...]
- Il y a une chose que tu dois comprendre, maman. On ne peut pas vivre dans le passé.
- Tu n'as rien compris. Qu'est-ce qui pousse à l'ivrognerie ? La tristesse. Au vingtième siècle, tout le monde sera heureux. C'est le bonheur qui remplacera la vodka.
Si tu avais vu ce que j'ai vu ! Le long de la voie ferrée, des gens se traînaient pour qu'on leur donne un bout de pain. Je dis "des gens" parce qu'il faut bien nommer ce qu'on voit, mais pour moi ce n'était plus des gens. Est-ce que des bras peuvent ressembler à des tiges desséchées ? Autrefois j'aurais dit non. Est-ce qu'une jeune femme peut avoir le visage sec d'un grillon ? La réponse est oui. Je te jure qu'aucune métamorphose n'est impossible à qui meurt de faim.
Une fois j'avais mission de neutraliser un certain Ivanov qui avait été le trésorier local du parti social démocrate interdit depuis octobre. Un indic nous avait appris que l'ennemi détenait des documents non autorisés. Je pris deux hommes avec moi et frappai chez le suspect à une heure du matin. Le bonhomme ne dormait pas, il avait posé une planche sur ses genoux et il écrivait un poème. On ne lui laissa pas le temps de protester, on le bâillonna avec une serpillière qui traînait dans le couloir, on le conduisit dans la rue et une balle régla l'affaire. Plus tard, quand on fouilla la chambre pour découvrir les documents, on s'aperçut qu'on n'était pas chez Ivanov, on s'était trompé d'étage !