L'écriture nous permet de mettre une distance qui me plait, entre nous et les tragédies et malheurs de nos vies. Il est important de trouver un équilibre entre la mémoire et l'oubli, et c'est ce que j'ai cherché à trouver en écrivant cette histoire.
Il me faudra donc mettre de l’ordre dans ce réseau routier de mots, ne pas trop dévier, car autrement qui sait ? Un ordre simple, par exemple. Chapitres A, chapitres B. Dans les chapitres A, je parlerai de la façon dont nous nous sommes connus, de nous, de la vie avec lui. Dans les chapitres B, j’évoquerai la façon dont je l’ai perdu, la vie sans lui. Cela me servira aussi à moi comme règle simple, mnémotechnique (car je suis légèrement dans la confusion dernièrement) : A d’attachement, d’amour, A d’allégresse, A d’abri, pelotonnée tout contre lui. B de barbare, B de brutal, B de blanc, vide désertique, B de bourgeonner à nouveau. Facile à se rappeler.
Pour écrire, j’aurais besoin de faire un peu d’ordre. Je nommerai mes chapitres A et B, autrement je me perdrai facilement. J’aime combattre ma tendance naturelle au désordre en classant et en rangeant.
Il existe, il est vrai, des êtres taillés pour devenir des personnages, comme si, d’une certaine manière, ils nous réclamaient malgré eux pour raconter l’histoire qui est la leur et qu’ils n’ont ni l’envie ni le temps de raconter, car ils font autre chose par exemple.
Moi j’aspirais à vivre l’Amour Absolu, un amour qui se suffirait à lui-même, difficile, riche et complexe, au-delà duquel je n’aurais besoin de rien. Car il contiendrait tout. Dans le même panier, la physique et la chimie, la musique et la logique, la descendance et la transcendance. Pas question de répartir astucieusement mon capital d’amour : il fallait que je trouve la satisfaction de tous mes appétits, nombreux et exigeants, dans la même personne, et tout serait désormais pour elle. Je voulais tout dans un être unique, tout dans un même refuge, tout à l’abri, ce devait être ainsi ou ne pas être dans l’absolu.
Ainsi le pouvoir miraculeux de la parole triomphe-t-il de l’action. Grâce à son usage, volontairement abusif, l’idée de se tuer s’amenuise.
Ne plus réussir à aimer quand on s’obstine à continuer de le faire est une chose horrible, l’une des plus tristes qui puissent arriver. Infiniment plus triste que d’être quitté.
Je voudrais que cette journée ne finisse jamais. La terreur du lendemain, la terreur de me réveiller avec la sensation de sortir d’un cauchemar et découvrir que ce cauchemar est bien réel. Une sensation que j’ai éprouvée après tous les événements douloureux de ma vie.
Un jour il accepta, finalement. Oui, il apprendrait à être réel pour elle. Même un peu bizarre, elle était une femme, et les femmes ont la manie de vouloir convertir en réel tout ce qu’elles touchent, c’est notoire.
Le livre toujours ouvert à la même page, je pense soudain : « Aujourd’hui commence le reste de ma vie ! » La vie des survivants débute ainsi. Un pas après l’autre. Mécaniquement. Faisant ce qui reste à faire. Les reliquats présentent des avantages : on n’exige rien d’eux. Tout vient en surplus, et la moindre chose est un cadeau imprévu.