« Le pourquoi. À l’évidence, cette femme n’est pas Charlotte, mais il doit y avoir une raison qui explique pourquoi elle fait ainsi une fixation sur votre ex-femme. Il est donc possible que vous la connaissiez ou que Charlotte l’ait connue.
Quand vous perdez quelqu’un, les gens vous en parlent tout le temps et même s’ils ne disent rien, vous savez qu’ils y pensent. Ils font part de leur inquiétude, posent des questions, vous transmettent leur condoléances. Ils ne pensent pas à mal mais ça ressemble à un manège : chaque personne s’approche non pas pour vous aider mais parce qu’elle a attendu son tour pour dire ce qu’il fallait à la lumière de votre perte. Au bout d’un moment, ça devient plus simple de tout verrouiller.
Je savais que chacun a sa façon de faire face à une tragédie et ça n’aurait pas dû m’étonner que Paul Carlisle habite encore dans la maison où il avait vécu avec sa femme. Pourtant si. J’imagine que certains peuvent plus facilement exorciser leurs fantômes dans un lieu que dans un autre.
Malgré moi, la question me dérangeait. Cette femme lui ressemblait et elle connaissait beaucoup de détails de la scène. Elle connaissait la vie de Charlotte. Je comprenais que quelqu’un puisse être traumatisé et perdu et je comprenais que l’on mente… mais pourquoi ce mensonge en particulier ? Pourquoi choisir Charlotte Matheson ?
Une femme venait de me raconter une histoire étrange liée à cet accident, il était donc compréhensible que les détails bizarres dans le dossier paraissent soudain intrigants et importants. Mais en réalité, il n’y avait pas de lien évident entre les deux.
Il était arrivé quelque chose à cette femme mais ça ne voulait pas dire que quoi que ce soit dans son histoire était vrai. J’essayais de penser à l’homme dans l’ambulance – il y avait donc au moins deux personnes impliquées, lui et le conducteur – mais d’un autre côté, cette femme n’était pas Charlotte Matheson et elle n’était pas morte dans un accident de voiture deux ans plus tôt. Puisque tout ce qu’elle me racontait reposait sur ces fondations branlantes, il n’y avait pas de raison de penser que le reste de la structure était solide.
Tout est très sombre quand on est mort. Au début ce n’était pas si mal d’être revenue, tant que j’étais étendue dans le champ mais dès que je me suis levée, ça a empiré. Quand j’ai marché un peu.
Après un accouchement, vous aviez un bébé, un enfant que vous aimiez, alors que cette femme se retrouvait défigurée à vie. Chaque fois que les gens la verraient, ils auraient le souffle coupé et la dévisageraient. Elle passerait son existence à demander Qu’est-ce que vous regardez ? tout en connaissant parfaitement la réponse.
Et pourtant, je devais bien reconnaître qu’il y avait quelque chose de beau dans ses cicatrices. C’était peut-être la minutie du trait. Les ravages qu’elle avait subis obéissaient manifestement à une conception précise.
Le souvenir semblait la rendre triste puis son visage s’est éclairé. « Mais c’était comme un accouchement. Ça fait mal mais très rapidement vous oubliez à quel point. Et vous avez ensuite quelque chose qui en valait la peine. »
Elle avait une voix douce mais j’ai été surpris par sa détermination. Elle se méfiait toujours de moi mais elle était calme et précise. « C’était une transition difficile mais je pense que je m’y fais doucement. »
Une transition difficile. Si elle faisait référence à sa soi-disant résurrection, c’était là une description curieusement formelle.