Citations sur La vie adulte (9)
Elle disait mon prénom [Dominique]. Ce prénom choisi par elle avant ma naissance, renié en son absence, renié dès le début de sa fuite. Ce prénom choisi dans le doute, parce qu'elle ne savait pas si elle attendait une fille ou un garçon, parce qu'elle ne voulait peut-être ni d'une fille ni d'un garçon, ce prénom laissé ensuite, par paresse, faute de mieux. (p. 133)
(...) ma grand-mère avait offert à mon frère sa première mobylette. Il m'avait confié que les trépidations de la selle provoquaient chez lui, les premiers temps, des érections suivies d'éjaculations répétées. Puis il avait rougi, s'apercevant qu'il me parlait, à moi, sa soeur de deux ans sa cadette, deux ans, autant dire un gouffre. Au moment d'enfourcher sa mobylette, j'avais été un peu dégoûtée. (p. 59)
J'ai compris qu'il savait que je mentais, c'est ce qu'exprimait sa main sur mon bras. "Pauvre petite fille", c'était le message. Raconter n'importe quoi à quelqu'un, c'est le transformer en n'importe qui. (p. 79)
A quelle seconde [ma mère] a-t-elle décidé de partir ? J'imagine qu'un jour, c'est venu comme un vertige. Ca s'est déclaré à elle, parce qu'une voix a résonné dans sa tête. (...) Elle avait allumé une cigarette. Et puis elle a plongé lentement, en secret, au-dedans d'elle-même. Son corps mince est resté là, figé, mais son esprit, tout son être en fait, a basculé dans le vide, une formule rêvée, une formule utopique, idéale de la féminité. Immersion progressive dans le silence, dans l'intrigue de sa naissance, dans la question de sa place, dans le fatras des ambitions fanées de son mariage, son "ménage", disait sa mère, dans l'anti-destin que constituaient ses jours et ses nuits. Quel souvenir garde-t-elle de nous, de ce temps maternel qu'elle a décidé de suspendre, d'avant l'étiolement, d'avant la fuite ? (p. 48-49)
[Ma mère] était partie, pourtant mon père faisait des oeufs au plat. Et moi je venais d'entrevoir le pouvoir phénoménal des absents. (p. 21)
[1974]
(...) Paris, pôle absolu de notre vie d'ici, ville dont on disait qu'elle n'était plus vivable et à laquelle on préférait la banlieue ouest où fleurissaient partout des "résidences", promesse d'un american way of life, de l'easy living californien, bordées de maisons avec jardins et piscines qui verdissent pendant l'hiver. (p. 14)
Ma mère était partie. Volatilisée. Et nous, mon frère et moi, ne savions pas où elle était. Nous ne savions pas pourquoi. Mon père, son mari, en nous disant qu'il allait la voir, gardait un secret. (p. 16)
Partout il me semblait que j'étais seule, sans mon père. Mais avec elle, ma mère. Prégnance de son image, de son fantôme en fourrure, jambes nues, à l'angle des allées, dans les galeries, sur une marche d'escalator. Trace de Chamade. Pouvoir des absents.
Partout, je surprenais une femme qui ne m'aurait pas vue mais que j'aurais suivie, jusqu'à sa voiture puis jusque chez elle. J'aurais découvert par surprise le cadre de sa nouvelle vie.
Mon père était là, à mes côtés, je le sentais qui voulait prendre ma main mais je n'étais plus une petite fille, sa petite Dominique, sa petite Dom. p.44
Mais ce qui comptait c'était de savoir. Savoir ce que savaient les autres femmes, pas celles de ma banlieue, pas celles de mon père fétichiste, pas les geishas-vendeuses du centre commercial, poupées de cabines d'essayage, mais celles des livres de ma mère, celles qui lui avaient donné envie de partir, de donner sa robe de velours. Ne plus être la même lorsque je regarderais l'aurore depuis la fenêtre de ma chambre. Ne plus être celle qu'avait laissée ma mère.
Me défaire de tout, et enfin, enfin, inverser la dynamique de sa fuite, me mettre en mouvement, cesser de l'attendre. p.117