AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de AnnaCan


Lorsque le Comité Nobel a décerné son prix à la nouvelliste canadienne, elle avait 82 ans et venait d'annoncer qu'elle arrêtait d'écrire. Je suppose que l'ironie de la situation n'a pas échappé à Alice Munro. Comme elle n'avait pas échappé à Doris Lessing sept ans plus tôt, pas spécialement réjouie de se voir attribuer le prestigieux prix. Trop tard, avait-elle lancé aux journalistes qu'elle avait découvert amassés devant son domicile alors qu'elle revenait du marché, son cabas sous le bras, une chance qu'elle ne fût pas déjà morte.
L'ironie, l'auto-dérision sont au moins une chose que ces deux écrivaines d'exception ont en commun. Alors que le Comité Nobel célèbre en elle « la souveraine de l'art de la nouvelle contemporaine », Munro déclare que si elle a choisi d'écrire des nouvelles, c'est parce que le format court était le seul format qui lui parût conciliable avec les contraintes de la vie de famille… Elle a d'ailleurs relativement peu écrit, eu égard à la longévité de sa « carrière » : quatorze recueils en quarante-cinq ans.
Mais que ce prix fût sans doute arrivé trop tard n'implique pas qu'il soit inutile. Bien au contraire. En récompensant une femme infiniment discrète, fuyant de tous temps les interviews et les festivals, car s'afficher en public comme écrivain « serait une vaste fumisterie », l'Académie suédoise a non seulement mis à l'honneur un genre littéraire généralement considéré comme mineur, la nouvelle, mais aussi mis en lumière une oeuvre qui, sans cela, serait probablement restée assez largement méconnue en dehors de son pays, le Canada. Certes, de grands auteurs nord-américains comme Jonathan Franzen et Joyce Carol Oates enjoignaient depuis des années au public de lire Munro, mais il faut reconnaître qu'ils n'était pas légion, ceux qui la lisaient.
Avant l'attribution du Nobel, je n'avais jamais entendu parler d'elle. Et même après, je ne me suis pas précipitée sur son oeuvre. Je me la figurais comme une petite dame parlant d'une petite voix de petites choses, je m'attendais donc à m'ennuyer un peu. Lorsque j'ai ouvert pour la première fois son dernier recueil, Trop de bonheur, et lorsque j'ai entamé la lecture de la première nouvelle, Dimensions, j'ai aussitôt ressenti une fascination proche de l'hypnose. C'était environ un an après le Nobel, à l'automne 2014, et je me souviens exactement du lieu où je me trouvais, ici à Gordes, loin de Paris où je vivais à l'époque, dans cette pièce-ci qui tient lieu de salon, dans ce fauteuil en velours rouge face à la cheminée où je m'installe souvent pour lire en fin de journée. J'ai lu la nouvelle d'une traite, et je me suis dit que même si Alice Munro n'avait écrit pour toute oeuvre que cette unique histoire, elle aurait amplement mérité le prix Nobel. Je me suis également demandée s'il était possible que les neuf autres nouvelles de ce recueil, et aussi celles de ses précédents recueils, puissent atteindre une telle intensité. Maintenant que j'ai lu pratiquement toute son oeuvre, la réponse est oui, très souvent.

Munro va à l'essentiel, chacun de ses mots est pesé au trébuchet. Ses histoires requièrent une lecture très attentive, non parce qu'elles parleraient de choses compliquées. Non parce que les phrases qui les composent seraient méandreuses ou digressives comme chez Proust ou Simon. Mais parce qu'elles disent un maximum de choses en un minimum de mots. Munro, c'est la puissance de la concision. Ce qui ne veut pas dire que son écriture est sèche et plate, absolument pas. Qu'en en juge dans cet extrait tiré de Fiction :

« Toute la sagacité de son ivresse, toute sa jubilation expulsées d'elle comme un vomi. A part ça, elle n'avait pas la gueule de bois. Elle pouvait se vautrer dans des lacs d'alcool, semblait-il, et se réveiller aussi sèche, aussi aplatie, qu'une plaque de carton. »

Dans ses dernières oeuvres, surtout, elle touche au plus près à la quintessence du langage. Quand je relis La recherche du temps perdu, je saute allègrement des passages qui m'intéressent moins sans perdre le fil de l'histoire. Il m'est même arrivé de relire l'oeuvre de Proust à l'envers, en commençant par la fin, par le temps retrouvé. Chez Munro, une lecture « à sauts et à gambades » est impossible. Sauter une phrase ou y être peu attentif a de grandes chances de vous faire passer à côté d'un élément essentiel pour la compréhension de l'histoire. Ce d'autant plus que les éléments essentiels prennent souvent l'aspect le plus anodin.

Ainsi dans Visage, le narrateur, affligé d'une large tache de naissance violacée qui lui défigure la moitié du visage, nous raconte comment sa mère, « une sainte », s'y prenait pour le préserver :
« « Cela rend le blanc de cet oeil-là d'autant plus joli et clair », fut l'une des sottises excusables que disait ma mère dans l'espoir de m'amener à m'admirer moi-même. Protégé comme je l'étais, j'avais tendance à le croire. »
Ce « protégé comme je l'étais » nous paraît parfaitement anodin. Rien de plus naturel, en effet, à ce qu'une mère dont l'enfant a le visage défiguré fasse en sorte de le protéger de l'hostilité du monde extérieur. Sauf que nous découvrirons dans la suite de l'histoire ce que recouvre effectivement cette « protection ». Car avec Munro, les choses sont rarement celles que l'on croit. Elles en cachent souvent une autre, qui en cache une autre, qui en cache…etc…

Dans Radicaux libres, nous faisons connaissance avec Nita, dont nous comprenons qu'elle vit seule et qu'elle est déprimée. Nous apprenons dès la deuxième page qu'elle vient de perdre son mari d'une façon aussi inattendue que soudaine :
« Elle n'eut pas le temps de se demander pourquoi il était en retard. Il était mort et s'était effondré contre la pancarte qui annonçait une promotion sur les tondeuses à gazon devant la porte du magasin. »
Apprenant que le mari décédé était âgé, bien plus âgé que sa femme, nous croyons avoir affaire à un récit de deuil difficile, de chagrin inexpiable et de solitude insondable, certes, mais qui s'inscrit dans l'ordre des choses. Sauf que l'ordre des choses n'est pas celui que nous croyons. Distillant ses informations au compte-goutte, Munro va nous conter une tout autre histoire, en faisant surgir au moment où on s'y attend le moins l'imprévu sous les traits d'un inquiétant jeune homme.

L'imprévu est également au coeur de Dimensions, une nouvelle qui porte à son sommet l'art de conjuguer le plus grand mystère à des révélations savamment dosées. La nouvelle s'ouvre sur Doree, qui se rend au prix d'un trajet très long et très fatigant dans une « institution » un dimanche à neuf heures du matin. Dans le paragraphe suivant, nous apprenons qu'elle est femme de ménage dans un hôtel, un travail ingrat et éreintant qu'elle aime précisément pour cela. Intrigués, nous sommes. Qui aime faire un travail ingrat et éreintant, dont il est précisé qu'il comporte « des tâches répugnantes »?
Parce qu'il « occupait ses pensées jusqu'à un certain point et lui causait une telle fatigue qu'elle parvenait à dormir la nuit ».
Dans le paragraphe suivant, nous comprenons qu'il lui est arrivé quelque chose (un événement imprévu), et que ce quelque chose fut suffisamment notable pour qu'elle ait sa photo dans les journaux, une photo prise avec ses « trois enfants, le nourrisson, Dimitri, dans ses bras, et Barbara Ann et Sasha de part et d'autre, regard tourné ves l'objectif. » Nous apprenons dans la foulée qu'elle a changé d'apparence depuis la photo, et qu'elle se fait désormais appeler par son second prénom : Fleur.
En quatre petits paragraphes et en moins de deux pages, nous voici ferrés et les questions se bousculent. Qu'a donc fait cette femme pour se retrouver reléguée dans un boulot dévalorisant? Pourquoi cette longue et éreintante expédition lors de son seul et unique jour de congé? Où sont ses enfants? Pourquoi ne veut-elle pas qu'on la reconnaisse?
Nous découvrons peu à peu les éléments, l'enchaînement de circonstances qui ont mené au drame, drame que l'on peut qualifier, après coup, d'inéluctable. Inéluctable puisque ce qui était seulement une possibilité parmi des centaines d'autres est effectivement advenu.

L'imprévu, c'est par définition un événement qui n'était pas prévu. Mais l'imprévu, ce n'est pas nécessairement ce qui n'était pas prévisible. Par tâtonnements successifs, grâce à une subtile construction faite d'allers-retours entre le passé et le présent, grâce, surtout, à une connaissance très fine des mécanismes à l'oeuvre dans les conduites humaines, Munro nous montre la succession de décisions ou de non-choix, les ramifications que les personnages ont empruntées mais qu'ils auraient pu ne pas prendre, l'enchaînement de circonstances fortuites qui les mènent inéluctablement au drame. Et c'est ainsi qu'elle réussit cette chose surprenante, paradoxale, que résume joliment la quatrième de couverture : La célébration, dans chacune de ses histoires, du mariage de l'inattendu et de l'inexorable.
J'ai dit Elle nous montre. C'est une formule trop crue ou trop simple pour qualifier l'écriture de Munro. Elle ne montre pas, elle dévoile peu à peu. Ce dévoilement n'est jamais total. Aucune explication définitive n'est apportée à des comportements dont les tenants et les aboutissants restent profondément mystérieux.

« C'est la profondeur de ce mystère, alliée à la limpidité du style, qui font la puissance de cette oeuvre ».

Florence Noiville
Commenter  J’apprécie          8871



Ont apprécié cette critique (81)voir plus




{* *}