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sur 135 notes
Nous ne sommes pas dans « Guerre et Paix » ici, loin de là ! Sur fond de guerre espagnole, nous assistons à la passion dévorante d'Ignacio Abel pour une jeune américaine, Judith. Ignacio est marié à Adela et a deux enfants mais sa maîtresse lui a tourné les sens. Et sa disparition brutale n'a pas mis fin aux sentiments, bien au contraire. Aussi, lorsqu'on lui offre un poste de professeur aux États-Unis, Ignacio ne réfléchit pas longtemps, espérant retrouver sa belle.

Quelle puissance ! Quel style ! C'est le tout premier roman que je lis de cet auteur, grâce à Sylvaine qui m'en a fait cadeau et que je remercie encore. Je me suis régalée ! Sans cesse, le personnage sera partagé entre les horreurs que subit son pays et les affres sentimentaux. Une phrase, dans le roman, peut résumer sa vie : « Ce que l'on a gagné en une seule minute d'éblouissement, on le perd avec autant de facilité. »

Si vous aimez les romans historiques, n'hésitez pas !
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Lu en v.o. "La noche de los tiempos".

Un pave. Lourd a soulever. Mais une fois en main tu n'en sens plus le poids. C'est lui qui t'emporte et te fait partir pour une enivrante odyssee litteraire.

C'est une histoire d'amour. Enveloppee dans un roman historique. Une critique de la memoire collective de tout un peuple. Je dirais meme un traite de morale. Et malgre ses longueurs un page-turner dont on veut tourner les pages lentement pour mieux s'impregner de la psychologie des personnages, des changements insidieux qui faconneront leurs destins. Pour paraphraser un auteur celebre, les destins d'un amour en temps de cholera, en des temps alteres, malades d'une maladie collective.

C'est ecrit a la troisieme personne, par un narrateur omniscient, qui de loin en loin livre ses propres pensees. Il raconte l'histoire de l'amour d'un espagnol, Ignacio Abel, et d'une americaine, Judith Byela. Un amour cache, interdit. Parce qu'elle est jeune et libre mais lui est marie et pere de famille. Une histoire qui occupe relativement peu de pages. Beaucoup plus sont consacrees au souvenir de cette histoire. Aux pensees, aux divagations d'Ignacio quand cet amour prend la tangente. Il passe et repasse en tete les moments qu'il a passe avec elle, les missives qu'ils s'ecrivaient, et son attitude envers sa femme, envers ses enfants, quand il etait en famille, quand il ne les fuyait pas. Et Munoz Molina nous promene entre present et passe, dans les intentions d'Ignacio, ses elucubrations, ses reves, ses illusions, ses actions. Quand il se rememore son enfance pauvre, fils d'un macon et d'une concierge, et les etudes d'architecture qu'il a reussi a mener. Son mariage dans une famille bourgeoise, avec une femme plus agee que lui. Mariage d'amour ou de raison? Il ne sait pas. Il ne sait plus. Il n'a jamais su.

Le narrateur suit Ignacio pendant une courte periode, moins d'un an. le temps que tout chamboule. Sa vie familiale, bourgeoise, est balayee par sa rencontre avec cette jeune americaine, si libre, si differente des espagnoles qui l'entourent. Et son travail, la construction d'un nouveau campus universitaire, est carrement detruit. Parce que ce sont des temps de destruction, de destructions physiques inspirees par des reves de constructions politiques. Ce sont les mois d'anarchie d'avant la guerre civile, ponctues par une frenesie de violence, par les virees de tirailleurs de tous les camps qui assassinent sans discernement. Puis les mois qui suivent l'insurrection franquiste, quand les rues de Madrid sont “assurees” par les polices autoproclamees de differents partis. Un chaos que les elus et les fonctionnaires de la republique ne savent ni peuvent gerer. Une rage qui devient aveuglement, folie destructive, deraison. le narrateur, et derriere lui Munoz Molina, n'epargne aucun camp. La cruaute extreme des rebelles a son pendant dans celle des anarchistes et des communistes qui destabilise le gouvernement legitime. Un gouvernement transi, mine de l'interieur, qui tarde a s'organiser, qui envoie au front se faire tuer des recrues non entraines et mal armes.

Autour d'Ignacio foisonnent une multitude de personnages. La famille de sa femme, catholiques bien-pensants qui ont aide a la reussite de l'architecte tout en execrant ses idees de gauche. Un contremaitre de chantier devoue qui l'assiste et le protege. Des ouvriers chomeurs qui detruisent une oeuvre, esperant qu'on les embauchera pour la reconstruire. Des phalangistes qui s'embusquent pour tirer dans la foule. Un richissime americain essayant de pecher des affaires dans ces eaux glauques. Un juif allemand refugie qui finira assassine par des milices communistes. Et des personnages historiques. Cela se passant a Madrid, ce seront des personnages du camp republicain. Et rares sont ceux qui sortent agrandis sous la plume de Munoz Molina. Azana, le president quand la conflagration eclate, est aureole d'une tristesse fataliste. Par contraste, Negrin, ce scientifique qui devint le dernier president, est presente comme une force de la nature, bon vivant, le seul qui sache organiser quelque chose, le seul qui ne se laisse pas porter par des illusions, tout en restant actif et optimiste. Et comme Ignacio, professeur d'architecture, se meut dans des cercles academiques et culturels, il y a beaucoup d'ecrivains, de poetes. Garcia Lorca est imbu de lui-meme, condescendant envers ceux a qui il vole des idees, sinon des passages (envers Moreno Villa par exemple, un poete moins connu qui publia avant lui un recueil de poemes sur New-York), et peureux. La peur lui fait quitter Madrid des les premiers jours de l'insurrection pour se refugier dans son Sud. Sa peur lui coutera la vie. Juan Ramon Jimenez, le nobelise, diagnostique les evenements: “Une fete tragique et folle”. Rafael Alberti fait le clown devant des delegations etrangeres. Et Bergamin, ce fils de ministre sous la royaute, est depeint comme un enrage, un maigrichon qui s'affuble de bottes et vestes de cuir et affiche partout son pistolet a la ceinture, un intellectuel qui cautionne la violence et les meurtres: “la revolution est une chirurgie necessaire…”.

Tous ces politiques et ces intellectuels finiront par s'exiler, comme Ignacio Abel. Il acceptera in extremis l'offre d'une obscure universite americaine et, avec l'aide de Negrin, partira vers les Etats Unis. Il abandonnera sa famille, sans savoir ce qu'elle devient. Il fuit sa famille et son pays, se bercant de l'espoir, de l'illusion qu'il retrouvera Judith, que son tardif amour n'est pas lui aussi perdu. N'est-ce donc qu'une fuite ou est-ce aussi la perseverance d'accomplir son meilleur destin? L'amour avaliserait-il toutes les actions? Il nest pas sur lui-meme des fondements, des mobiles de sa fuite. Il a des pensees desenchantees: “on peut fuir le malheur et la peur aussi loin que possible, mais ou se cachera-t-on du remords?”.

Dans la grande nuit des temps est une tragedie. La tragedie d'un homme en des temps propices aux tragedies. A travers le parcours de cet homme, Munoz Molina ecrit la tragedie d'un pays, d'un peuple. Nombreux l'ont fait avant lui. Je crois quant a moi que c'est un de ceux qui l'ont fait le mieux. Sans atermoiements mais sans parti-pris. Comme il se doit pour une tragedie. Vers la fin du livre un republicain dira: “nous avons commis de telles barbaries que nous ne meritons pas de gagner”. J'ai eu l'impression que Munoz Molina pense que dans cette tragedie aucun des camps n'a “merite” de gagner. En mots pretes a Ignacio Abel, cet anti-heros: “La raison et la justice ne s'imposent pas en tuant”.
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Dans la grande nuit des temps est une vaste fresque, un projet de lecture ambitieux. Il faut se le dire dès le début, ça frôle les 1000 pages et l'intrigue peut paraître complexe. Mais ça vaut le coup. Jamais l'idée d'abandonner ne m'est venue en tête. C'est que, dans ce roman, la petite histoire rencontre la grande Histoire. Quand l'une ralentit, l'autre prend le relais et vice-versa. En 1936, Ignacio Abel débarque à New York. Son arrivée dans la métropole américaine l'amène à penser à ce qui l'y a conduit et à ce qu'il laisse derrière lui. L'idée de satisfaire ses ambitions d'architecte et de retrouver sa maitresse Judith Biely l'enchante mais il culpabilise d'avoir abandonné sa femme Adèle et ses deux enfants dans une Espagne à feu et à sang, en pleine guerre civile. Dit ainsi, il a l'air d'un beau salaud mais c'est plus complexe. Et qui peut affirmer hors de tout doute comment il réagirait dans une situation semblable ? Tiraillé entre une profession pour laquelle il n'y a pas de débouchés à cause de la situation politique, une épouse devenue bourgeoise, une belle-famille qui le méprise, une maitresse devenue une âme soeur ? Les rêves et la réalité, quoi ! Dans tous les cas, Abel revit en pensée ces dernières années et ces retours en arrières expliquent ce qui l'a mené à cette nouvelle vie.

L'auteur espagnol Antonio Munoz Molina a reconstitué cette période troublée avec beaucoup de rigueur. Son protagoniste Abel se tient renseigné des développements politiques, lit les journaux, en parle avec ses amis et collègues. Ainsi, les noms de plusieurs personnalités publiques et organisations reviennent régulièrement. En ce sens, l'index des noms propres et abréviations, à la fin de la collection Points, est très utile. Mais cette Histoire peut parfois devenir lourde pour le lecteur. Munoz Molina lui a épargné les longs passages descriptifs mais son souci du détail peut en agacer plus d'un, surtout ceux qui ne sont pas familiers avec la guerre civile espagnole et qui n'en sont pas vraiment intéressés, cherchant plutôt une lecture plaisante. Heureusement, les événements historiques sont habituellement mis en perspective avec la trame d'Abel, lequel n'est pas lié directement aux conflits, il n'en est affecté indirectement quand l'État, le principal bâilleur de fonds des grands projets de construction, a d'autres chats à fouetter et que les dirigeants changent. Et bien sûr quand les combats se rapprochent et font rage dans la capitale espagnole. En fait, on passe constamment de la politique aux épisodes sentimentaux (la guerre et l'amour !) et c'est la grande force du roman, selon moi.
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« Dans la grande nuit des temps » est une de ces oeuvres dont je repoussais depuis très longtemps la lecture, en raison de son nombre impressionnant de pages. Cela doit être une sorte de phobie, mais les pavés m'impressionnent. Et je peux vous garantir que celui-ci est très lourd et donne une très forte impression de densité lorsqu'on le feuillette.

Au final, comme bien souvent, je suis très contente de l'avoir lu et d'avoir repoussé mes appréhensions. A part quelques passages vers le milieu du roman où j'ai eu des difficultés à apprécier le personnage principal pour son manque de sincérité et d'engagement, ce livre est impressionnant de maîtrise littéraire : elle réside dans sa capacité à capturer l'atmosphère d'une époque, à dompter le temps du récit et de l'Histoire, à faire vivre des personnages qui appartiennent au passé.

« La nuit est un puits sans fond où tout semble se perdre mais où tout continue d'habiter et de persister, au moins durant un certain temps, aussi longtemps que la mémoire reste claire et lucide la conscience de celui qui gît les yeux ouverts, attentif aux bruits qui prennent forme dans ce qui semble être le silence, cherchant à deviner à la respiration de l'autre s'il est encore éveillé ou s'il s'est laissé emporter par la somnolence de la jouissance accomplie. »

*
L'histoire se déroule en 1936 à Madrid, dans le contexte des événements tragiques qui ont divisé l'Espagne, des affrontements qui ont conduit le pays à la guerre civile et à l'arrivée au pouvoir de Franco.

Le roman suit le destin d'un architecte espagnol notoire, Ignacio Abel, tombé amoureux d'une jeune américaine, Judith Biely. Cette liaison est intense, passionnée et l'homme en oublierait presque qu'il a une femme et deux enfants.
Dans le tumulte des affrontements du 17 et 18 juillet 1936, Ignacio perd la trace de sa maîtresse et décide de partir la retrouver aux Etats-Unis où un poste de professeur l'attend.

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Le roman débute alors qu'Ignacio monte les marches de la gare de Pennsylvanie à New York.
Il semble perdu au milieu de la foule qui le croise, indifférente à son désarroi. Seul avec sa petite valise usée d'avoir tant voyagé, il apparaît comme un homme usé, brisé, inquiet, tourmenté par sa fuite hors de son pays où la guerre civile vient d'éclater.

Dans le train qui le conduit, il espère, vers elle, ses pensées se bousculent dans son esprit, s'éloignent du présent, s'enfoncent dans les zones d'ombre de son passé. En regardant le paysage défiler par la fenêtre du train qui l'emmène à Burton College, son esprit voyage sans aucune chronologie sur le fil du temps, ses souvenirs s'égarent dans les recoins les plus sombres et troublants de son passé, comme autant d'instantanés, de petits fragments de vie : son pays déchiré par la guerre, sa rencontre avec Judith, l'effleurement de sa main sur sa peau, cette double vie source de tourments et de honte, cet amour passionnel qui l'envahit et le tourmente, ses manques de père, l'incertitude du futur, l'espoir de revoir un jour ses enfants.

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Oscillant entre politique et Histoire, amour et guerre, rêve éveillé et réalité, souvenirs et imagination, « Dans la grande nuit des temps » est un roman intimiste et sensuel dans lequel l'auteur sonde avec minutie et sensibilité les émotions de son personnage principal. Cette longue et triste histoire est teintée de nostalgie et de mélancolie, de rêves et de désirs, d'espoirs et de regrets, d'erreurs et de honte. L'amour et le désamour, la tristesse et la solitude, la peur et le temps qui passe se cristallisent au fil des pages pour former une oeuvre pleine de poésie, de finesse, de profondeur mais également de douleurs et de rancoeurs.

Le lecteur se fait voyeur, spectateur de scènes intimes. C'est une histoire d'amour passionnel, mais je ne l'ai pas trouvé magnifique, ni merveilleuse. C'est un amour entaché de honte et de remords, un amour qui fait souffrir, et en cela j'ai eu beaucoup de mal à m'attacher à Ignacio et à Judith.
Son choix de vivre dans le confort d'une vie familiale tout en ayant des plaisirs avec une autre femme plus jeune, sa décision définitive d'abandonner sa famille dans un pays en guerre pour retrouver sa maîtresse m'ont plutôt attachée à la femme trahie, belle et respectable dans sa douleur silencieuse.

Ainsi, malgré l'écriture délicate et poétique, cette histoire d'amour entachée de d'erreurs et de peines ne m'a pas permise de me fondre dans les premières pages du roman. J'ai trouvé Ignacio vaniteux, faible, égocentrique.

C'est dans la deuxième moitié du roman que mes sentiments ont évolué et que j'ai pu être véritablement comblée. En effet, la relation amoureuse, relégué au second plan, s'estompe dans les méandres de l'Histoire et Ignacio apparaît dans ce contexte, seul, fragile, vulnérable, moins lâche et égoïste.

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La relation adultérine est bien sûr au coeur du récit, mais le roman va beaucoup plus loin qu'une simple histoire d'amour. Il entremêle avec profondeur et foisonnement, la vie de son personnage en butte à ses sentiments et à la violence des événements politiques qui secouent l'Espagne.

Le roman comporte peu d'actions et de rebondissements, mais qu'importe, c'est avant tout une grande fresque historique sur les mois qui ont précédé le soulèvement nationaliste à l'origine de la guerre civile espagnole, puis de la dictature franquiste. L'ambiance est réaliste, immersive.

« À Madrid, il a vu les visages de personnes qu'il croyait connaître depuis toujours se modifier du jour au lendemain : devenir des visages de bourreaux, ou d'illuminés, ou d'animaux en fuite, ou de bêtes menées sans résistance au sacrifice ; visages occupés tout entiers par des bouches qui crient l'enthousiasme ou la panique ; visages de morts à demi familiers et à demi transformés en une bouillie rouge par l'impact d'une balle de fusil ; visages de cire qui décidaient de la vie ou de la mort derrière une table éclairée par le cône lumineux d'une lampe, tandis que des doigts très agiles tapaient à la machine des listes de noms. »



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Ce récit en clair-obscur est dominé par des images, des paysages, des senteurs, des sonorités, des voix, des regards, des sensations, des émotions.
C'est un voyage sensoriel dans le Madrid des années 30 : le rythme lent des phrases renferme les parfums délicats du géranium, les odeurs de tabac et de brillantine. Puis le récit avançant, d'autres odeurs se substituent, métalliques, celles du sang et de la mort qui s'incrustent dans le tableau de ce pays meurtri.

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Lauréat du Prix Méditerranée Étranger 2012, « Dans la grande nuit des temps » est accueilli comme un chef-d'oeuvre de la littérature contemporaine espagnole.

L'auteur domine parfaitement la narration, alternant l'histoire en marche, les pensées d'Ignacio et des extraits de lettres qu'Ignacio a dans la poche de son manteau. Narrateur de l'histoire, du moins je le suppose, il accompagne son personnage comme un observateur, promenant son regard en de brefs coups de projecteur.
Le roman est extrêmement bien écrit, l'écriture très belle, serties de phrases souvent très longues et ondulantes, d'une justesse infinie quant à l'expression des émotions et des sentiments. J'ai rarement vu un auteur s'appuyer avec autant d'aisance sur les temps des verbes et la ponctuation pour traduire la fuite du temps, les sentiments. L'auteur privilégie également le style indirect et la quasi-absence de dialogues, ce qui permet à mon sens de rendre plus intenses certaines émotions.

Ces choix d'écriture parfaitement assumés par l'auteur rendent le récit dense, complexe et son rythme lent. Pourtant, une fois entrée dans le récit, j'ai trouvé la lecture fluide et agréable à lire, le style élégant, délicat, sensoriel et addictif.
Cette houle m'a emportée dans un flot de mots qui tantôt lumineux, irradié de raies de lumière, tantôt soucieux et morose, se diluant dans les errances et les doutes de la vie.

Le sifflement et le roulement du train en bruit de fond sont là pour nous faire prendre conscience que le récit prend un chemin parallèle à la réalité.

La fin est magistrale.

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La construction du récit est habile. Antonio Muñoz Molina a un talent certain pour déambuler, tel un acrobate, sur la ligne du temps, insérant des personnages de la vie politique espagnole de l'époque, jonglant avec le destin de ses personnages de fiction, leurs rêves et leurs espoirs, leurs peurs et leurs désillusions.
Même si le temps fuit, s'écoule, inéluctable, on a souvent la sensation que l'auteur accélère, dilate, ou ralentit son cours jusqu'à le mettre en suspens pour quelques minutes. Il existe en effet plusieurs temps dans le récit, passé, présent et futur se chevauchent : celui de leur amour, L Histoire en marche, ou même celui du voyage.

« Il s'était trompé sur tout, mais plus que tout sur lui-même, sur sa place dans le temps. Passer toute sa vie à penser qu'il appartenait au présent et à l'avenir, et maintenant commencer à comprendre que s'il se sentait si décalé c'était parce que son pays était le passé. »

Le second aspect qui m'a fortement impressionnée, c'est cette façon de faire vivre les personnages à travers les souvenirs et le passé d'Ignacio. On ne les connaît que par son regard. Ils traversent le récit sans consistance, sans présence physique, comme des fantômes.
Avec subtilité, Antonio Muñoz Molina donne aux deux femmes du roman des traits très distincts : Judith illustre la modernité, le changement alors qu'Adela symbolise la tradition.

Le troisième aspect du livre qui m'a plu est la présence en arrière-plan de gares et de trains : lieux de croisement, de destinée, ils sont le carrefour de chemins de vie.

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C'est un roman profondément introspectif qui gagne à être lu lentement. Il offre une réflexion profonde sur l'humanité et la complexité des émotions humaines. Ainsi, il aborde des nombreuses réflexions sur la vie et la perte, la fugacité du temps, la mémoire et les souvenirs, l'amour et l'obsession, la solitude et la trahison, l'attente et le désir.
L'auteur offre également une réflexion autour de la guerre et de ses conséquences, de la violence et de la peur, de la conscience morale et de l'exil.

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Pour conclure, avec ces mille pages, « Dans la grande nuit des temps » est un long monologue intérieur qui demande de se laisser porter. Mais en lâchant prise, en se détachant du monde qui nous entoure, Antonio Muñoz Molina nous entraîne dans une spirale où des visages anonymes sont aux prises avec leurs émotions et le cours de l'Histoire.
Absorbée par l'atmosphère d'une autre époque, c'est en refermant le livre que j'ai véritablement pris conscience qu'il y avait quelque chose de brillant dans ce roman.
A découvrir bien entendu si le nombre de pages ne vous fait pas peur.

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« Dans la grande nuit des temps » est un roman subtil fait pour une lecture commune où la multiplicité des regards ont toute leur place pour se croiser et s'enrichir. J'ai été heureuse de partager ce moment avec Delphine(@Mouche307) et Bernard (Berni_29).
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Nous sommes en octobre 1936. Ignacio Abel a fui le chaos de la capitale espagnole pour les États-Unis d'Amérique. Cet architecte madrilène de renom y est attendu pour enseigner dans une université. Il est parti seul, dans l'urgence, laissant derrière lui sa femme Adela et leurs deux enfants. En Espagne, c'est la guerre civile. Les a-t-il abandonnés pour autant ? En rejoignant les États-Unis d'Amérique, il espère aussi retrouver Judith Biely, la jeune Américaine qu'il a aimée à Madrid et qui a rompu leur liaison parce que celle-ci devenait impossible. Mais tout, depuis un moment est devenu impossible dans une Espagne à feu et à sang.
Le narrateur, omniscient tout au long du récit, perce la foule agglutinée sur le quai de la gare de Pennsylvanie à New-York. On imagine aisément la scène, le bruit, l'ambiance. Il nous invite à nous frayer un chemin dans cette cohue, jusqu'à rejoindre Ignacio Abel, le suivre dans ce voyage où l'architecte espagnol espère retrouver son ancienne amante, mais aussi l'épier dans ses gestes et dans les méandres de ses pensées, le souvenir de ce qui fut et qui l'amène aujourd'hui à monter dans un train dans cette ville de New-York.
J'ai reconnu ici l'obsession des trains qui partent et laissent au bord des quais des rêves fracassés, des amours en partance, l'exil, la violence des guerres qui continuent malgré nos pleurs, le malheur du monde incessant.
C'est une mémoire qui se dérobe sur le bord d'un quai de gare.
J'aime les gares et les trains pour cela, - ou plutôt non je ne les aime pas à cause de cela justement, sauf en littérature ou au cinéma, les trains et leur fuite éperdue traversant le temps et les paysages.
Ce livre de plus de mille pages pourraient se résumer juste en quelques battements de coeur au bord du quai de cette gare à New-York où l'émoi d'Ignacio Abel se fait sentir à chaque fois qu'il aperçoit une jeune femme dont la silhouette lui rappelle celle de Judith. Biely...
L'histoire en elle-même pourrait tenir en quelques pages, en quelques faits. Mais se souvenir est aussi un voyage. Ce sont les réminiscences du temps qui vont nous inviter à revenir en arrière, dans ce passé encore proche, où les cendres sont encore tièdes. Remettre ses pas dans les souvenirs confus et douloureux d'un homme, c'est parfois dégringoler dans un vide abyssal.
C'est alors un balancement, une oscillation incessante qui va se mettre en marche tout au long de la suite du récit, entre un présent incertain et un passé non encore clos où les fantômes s'en échappent et où les bonheurs n'ont pas terminé leur course effrénée. Ici le futur n'est pas encore imaginé.
Le temps ne cesse de s'inviter dans ces pages somptueuses comme s'il était le personnage principal de ce livre, où notre plus grande quête de lecteur est de venir fouiller la mémoire d'un homme fugitif.
C'est aussi un passé qui couture l'intime à l'universel.
L'intime, c'est le parcours de ce fils d'un maçon et d'une concierge, devenu un architecte reconnu et célébré par son talent immense. En dépit de ses fortes convictions de républicain engagé, sans doute cette ascension sociale lui a valu de rencontrer et d'épouser une femme de la bourgeoisie espagnole conservatrice et catholique.
Désormais, la République, qu'il appelait de ses voeux comme un idéal, se déchire dans la violence et la répression. Aujourd'hui il ne trouve pas réellement sa place, ni dans sa vie, ni dans sa maison, ni dans son pays. Sa rencontre avec Judith Biely va bouleverser son existence. Avant elle, il a le sentiment que rien n'était vivant, qu'il n'existait pas. le sens de la vie, n'est-ce pas dans les bras de cette jeune femme, qu'il lui a été révélé ?
« Bien qu'elle ne soit presque plus jamais visible dans ses rêves, Judith Biely y rôde telle une absence impérieuse, celle d'une personne qui, du fait de son départ, semblera plus présente encore dans la révélation du vide qu'elle a laissé, comme le tranchant d'une lame est révélé par la blessure ouverte, et un inconnu par les traces qu'il a laissées sur le sable humide. »
Dans la grande nuit des temps écrit par Antonio Muñoz Molina fut pour moi une lecture tout d'abord laborieuse durant les premières pages, jusqu'à ce que l'éblouissement vint. Et alors...
Et alors, je suis monté dans le train, j'ai été emporté par le texte autant par sa forme inouïe, vertigineuse, que par la toile de fond historique.
Ici, il y est question en effet d'exil et d'Espagne. de la guerre civile et des terres lointaines. du passé que l'on laisse et qui ne passe pas. Des engagements, des renoncements tristes. du courage, du silence. Et aussi de ce qu'aimer veut dire...
Antonio Muñoz Molina m'a entraîné dans un récit construit en réminiscences et en digressions, où la relation d'Ignacio Abel au monde, à ceux qui l'entourent, ceux qu'il aime et qui l'aiment, est ici lié à l'Histoire de l'Espagne en train de se faire dans le bruit et la fureur.
C'est un aller-retour entre une gare de New-York et Madrid par le truchement d'un narrateur qui continue de nous entraîner dans le dédale du temps.
Dans la grande nuit des temps est un roman au fantastique pouvoir d'envoûtement et d'incarnation grâce à l'entremise des mots et du temps, dans sa dilatation, dans la manière très proustienne qu'a l'auteur de scruter un instant très court et de le faire résonner dans la durée…
L'obsession d'un amour peut-il être plus fort que la tragédie d'une guerre civile ?
D'ailleurs, est-ce un roman d'amour avec en toile de fond une fresque historique ? Ou bien l'inverse ? Les deux dimensions se côtoient, s'épousent à merveille, mêlant l'intime d'une rencontre clandestine à celle de la grande Histoire.
La beauté fracassante de ce roman vertigineux tient sans doute pour ces raisons, portée par la respiration d'une écriture sublime qui fut pour moi un ravissement.
L'Espagne meurtrie est palpable à travers les sensations si incroyablement représentées par l'auteur. C'est un roman sensoriel autant dans le plaisir des gestes amoureux que dans l'horreur infinie de la guerre.
« Il se rappelle la peur primitive, la peur qui revient avec la nuit, obscurité plus profonde et plus chargée de dangers que dans les histoires qu'on lui racontait dans son enfance. Non seulement rentrer chez soi lorsqu'il faisait encore jour et fermer les portes, en tirant targettes et verrous ; mais aussi se pelotonner comme un enfant sous les couvertures, fermer les yeux en serrant les paupières et se boucher les oreilles pour ne pas entendre, comme s'il suffisait d'avoir vu ou entendu pour attirer le malheur. »
À travers le personnage d'architecte qu'est Ignacio Abel, j'ai aimé ici rencontrer une sorte de métaphore des édifices que l'on construit si longuement et que l'on met peu de temps à les faire s'écrouler comme des châteaux de sable. La vie ressemble si souvent à cela.
Ignacio Abel est typiquement le personnage romanesque que j'aime par-dessus tout car il est rempli de doutes et d'interstices, personnage plutôt détestable au premier abord...
Est-il une sorte de déserteur, celui qui se retourne de temps en temps pour contempler le monde qu'il a quitté ? Les siens, sa famille, ses amis, son pays, sa patrie, une vie tout entière...
Est-il lâche ? Peut-être tout simplement ne trouve-t-il plus sa place dans ce temps absurde et convulsif ? Dans cette vieille Europe agonisante ?
Ce roman parle des renoncements, des trahisons, des lâchetés qui semblent reposer ici sur un seul homme.
J'ai failli me perdre dans les ténèbres de ce roman et je me suis retrouvé à chacun instant dans la lumière des personnages et les chemins tortueux qui les révèlent.
La lumière, ce fut autant celle d'une chambre mercenaire où les heures se défont que la révolte de la rue où les républicains farouches ont défendu jusqu'au bout les valeurs qui les animaient.
Le roman est traversé d'une certaines irréalité, fracturée par la frontière incertaine qui sépare le réel de l'imaginaire.
Mais ce qui rend le roman magnifique, c'est le temps qui façonne et se livre en digressions, en éclats, en convulsions, en rhizome.
C'est le temps du flux et du reflux.
Le temps de l'attente.
Le temps de l'éblouissement.
Un temps illicite.
Celui de l'amour et de la guerre.
Le temps de l'exil.
Un temps de l'oubli.
Le temps qui s'écoule étranger à nous-mêmes.
Un temps de l'impatience aussi.
Le temps délicieux et fugitif de la jouissance.
Un temps qui est une fenêtre ouverte, battant dans le vent.
Les dernières pages du récit disent effroyablement le sang qui coule, l'urine de celui qui a peur et qui fait sur lui face à l'ennemi qui tend son arme devant sa tempe, les cris de ceux qu'on torture, qu'on fusille dans une clairière ou au coin d'une rue déserte. L'espoir aussi, peut-être après, longtemps après, qui sait...
Mais ce que je retiens de ce livre, c'est le sentiment de quelque chose de tragique et de beau à la fois.

« Et quand viendra le jour du dernier voyage,
Quand partira la nef qui jamais ne revient,
Vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,
Quasiment nu, comme les enfants de la mer. »
Antonio Machado

Merci à mes deux compagnes de voyage avec lesquelles j'ai cheminé dans cette lecture commune, Delphine (Mouche307) et Sandrine (HundredDreams).
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Lire Dans la grande nuit des temps c'est comme entrer dans une bulle hors du temps à l'intérieur de laquelle on se laisse submerger par une sensation permanente d'irréalité vertigineuse ou encore de réalité lointaine qui laisse le temps en suspens. On est plongé dans une littérature de la lenteur, une lenteur accablante qui alimente un sentiment d'élégance glaciale ; c'est également une littérature de la rumeur, celle de la guerre civile espagnole qui résonne comme un écho et s'impose progressivement et irrémédiablement ; c'est enfin une littérature des fantômes du passé, ceux qui occupent de manière prégnante la mémoire d'un architecte espagnol, Ignacio Abel, qui quitte une Espagne sur le point de tomber entre les mains des franquistes pour Rhineberg, promesse de paix et de sérénité.

A bord du train qui le conduit de New York à cette cité inconnue où rien n'est associé à sa mémoire, le fils de maçon jusqu'à peu gagné par une lassitude bourgeoise se laisse emporter par un mouvement de flux et de reflux entre présent et passé pour scruter avec lucidité le tourbillon des évènements et les élans du coeur qui ont traversé sa vie et bouleversé son pays. Confronté à la solitude de l'exilé dans un trajet propice aux voyages intérieurs, Ignacio Abel prend conscience de son dépouillement, de la prégnance des absents sans pour autant éprouver la culpabilité du rescapé. Il ressuscite son passé comme pour y trouver refuge mais découvre en réalité la complexité humaine, les limites de sa résistance intime face à un monde vertigineux désormais capable de céder aux idées primitives et radicales et de s'abandonner aux luttes destructrices et sanguinaires.

Dans cette hystérie collective qui s'affirme de plus de plus, l'auteur s'attarde néanmoins à tisser le fil d'une passion amoureuse entre notre héros marié et une jeune américaine. C'est un fil tenu auquel Ignacio Abel tente de se raccrocher fermement : céder à l'étourdissement de l'amour pour échapper le temps de quelques heures en toute clandestinité à un mariage déliquescent, aux conflits sociaux qui s'amplifient, à une belle-famille méprisée, à un chantier ambitieux gangréné par les grèves et les difficultés… si bien qu'incessamment au fil de la lecture, on se dit vraisemblablement que l'architecte espagnol a fui l'Espagne pour rejoindre celle qui a empli son coeur d'une douce exaltation le rendant aveugle à la laideur du quotidien.


En fouillant la conscience d'un homme qui a déserté sa vie, sa famille, son pays, Muñoz Molina parvient à capter et retranscrire magistralement ce qui se dérobe à l'évidence : une vie en suspens, la fragilité de l'homme, les instants insaisissables où une vie bascule, où l'être humain apparaît dans sa nudité, sa vulnérabilité. Oui, le temps de guerre modifie tout : l'attitude, la pensée, les certitudes, la démarche assurée, le regard convaincu.
Rien n'apparaît de manière massive, baroque, imposante. Là où l'auteur excelle, c'est dans le fait d'adopter dans le ton une distance intuitive mêlée à une lucidité incorruptible qui, à travers une langue mi-grave mi-apocalyptique capte aussi bien les présences que les absences. Si bien que de l'ombre des mots reflue une image précise du passé, les souvenirs apparaissent comme des reliques fragiles et précieuses dans un récit où dominent les sentiments d'abandon, de fuite, de clandestinité et de précarité.

La trame n'est pas simple mais elle se laisse portée par un courant lent et minutieux transformant ce qui est improbable en naturel.
J'ai découvert un texte porté par une inépuisable beauté littéraire qui cultive une élégance discrète et épurée, une esthétique lointaine. Les mots demeurent simples mais le style emprunte un raffinement instinctif, même lorsqu'ils « encourageaient le crime, à qui personne n'accordait de crédit parce qu'ils se répétaient avec monotonie et n'étaient rien de plus que des mots ».
J'ai rarement lu une oeuvre aussi envoûtante.

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Vaste fresque sur les heures qui ont précédées la prise de Madrid par les franquistes, cet impressionnant roman de 750 pages fouille avec honnêteté les tréfonds de l'âme humaine. Un monumental récit historique qui est aussi un travail fantastique sur le temps et son écoulement.

En 1936, la République espagnole naissante est déjà en proie aux convulsions annonciatrices de l'atroce guerre civile qui s'en suivra. Ignacio Abel, célèbre architecte socialiste, est marié depuis seize ans à Adela, issue d'une vieille famille catholique, qui lui a donné deux enfants. le jour, où il fait la connaissance de Judith Biely, une jeune Juive américaine, il en tombe éperdument amoureux. Dans un Madrid bientôt assiégé par les franquistes, ces deux amants insouciants s'étreignent dans une intense passion qu'Ignacio découvre, sans jamais deviner qu'il vient de mettre le doigt dans un engrenage qui se risque fort de se révéler dramatique, à cette heure où les ténèbres s'apprêtent à assombrir l'Espagne.

Intimiste et charnel, ce roman plonge son protagoniste - entre politique et sentiments - au sein d'une infernale spirale qui le conduira à la perte à la fois de son amour, de son pays et de ses idéaux. Fin 1936, l'architecte progressiste et républicain montera les marches de la gare de Pennsylvanie, à New York, après un périple mouvementé depuis Madrid où la guerre civile a déjà éclaté. Il y cherche Judith, sa maîtresse américaine perdue, poursuivi par les lettres accusatrices de sa femme, Adela, et préoccupé par le devenir menacé de ses enfants, Miguel et Lita. le narrateur observe, mais de loin seulement. S'il nous montre l'homme à la recherche de ce train qui le conduira dans une petite ville au bord de l'Hudson, c'est pour nous révéler aussi son impressionnant parcours sur les chemins sinueux de la mémoire.

En 750 pages de passion et de guerre, Antonio Muñoz Molina revisite les grands thèmes qui lui sont si chers : l'Histoire, la morale et la complexité des sentiments. A travers un éblouissant va et vient dans le temps, Ignacio Abel, le fils de maçon devenu architecte de renom à grande force de sacrifices, revisitera son ascension, son entrée dans une bourgeoisie madrilène conservatrice et catholique, entre passion amoureuse dévastatrice et violences politiques. Et c'est avec virtuosité que Molina glisse du présent au passé, fouillant dans les tourments de son héros, emportant le lecteur de sa prose élégante, riche et tortueuse - ses phrases sont longues, il faut s'y habituer - sur le chemin sinueux et difficile qui a mené son personnage là où le lecteur fait sa connaissance.

La structure de l'oeuvre est complexe et sans sophistication inutile. Elle permet aussi à l'auteur de laisser leur place à de vives et passionnantes discussions politiques. Son architecture se construit avec une implacable logique et une remarquable efficacité, à la manière des mécaniques huilées et précises des horloges.

Entre les allers retours temporels et ceux, tout aussi rythmés, de la voix très en sourdine du narrateur et de son personnage, ce roman polyphonique captive, passionne. L'aptitude à la restitution des nuances de Molina intrigue. Son art de la psychologie, sa rigueur intellectuelle et morale, son engagement éthique, humaniste et progressiste, ainsi que sa capacité à fouiller jusqu'au plus profond des minuscules détails de l'existence éblouissent.

Dans la grande nuit des temps est un roman puissant et passionnant, un grand livre. Magnifique !!

Antonio Muñoz Molina vient de recevoir le Prix Méditerranée étranger 2012 pour ce roman. Un prix bien mérité !
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Une histoire qui flotte, perdue dans la grande nuit des temps, lorsque l'Espagne est secouée de folie meurtrière, comme dans une immense corrida.

Ignacio Abel, architecte renommé, ne souhaite que faire de belles choses, des choses utiles et solides, qui amèneront le progrès et amélioreront le quotidien des hommes. Issu d'un milieu ouvrier et marié à une femme de la bourgeoisie espagnole conservatrice et catholique, il ne trouve pas réellement sa place, ni dans sa vie, ni dans sa maison, ni dans son pays.

Quand les rues commencent à se gorger de sang, de cadavres, à s'emplir de cris, de tracts, il ne se sait pas non plus quel rôle endosser, de quel côté se mettre. Il n'est ni lâche ni ignorant. Il est tout simplement conscient de l'absurdité de ce combat, de l'hypocrisie et de la sauvagerie des hommes qui l'entourent.

Dans cette nuit des temps, il trouve celle qui lui donnera une chance d'exister, Judith. Jeune femme Américaine, envoûtée par Ignacio et par l'Espagne, elle essaie de trouver l'inspiration dans cette vieille Europe, pour écrire un grand roman.

Quelles chances donnera l'Histoire à cette passion clandestine, alors que la terreur s'installe en Europe ?
Comment les lettres qu'ils ne cessent de s'écrire combattront les silences, effaceront les obstacles, aveugleront leur vision de cet avenir fragile, à peine esquissé dans cette nuit des temps.

Un roman comme un voyage lent à travers le temps, de Madrid à une petite ville au-delà de l'Atlantique, sur les bords de l'Hudson. Entre guerre et paix.

Il ne faut pas être pressé pour faire ce voyage, encombré d'obstacles et de frayeurs. Les mots prennent leur temps pour nous plonger dans le coeur de cet homme et de cette femme, pour nous montrer les paysages magnifiques mais aussi les horreurs qui défilent devant leurs yeux.
Les phrases s'allongent pour expliquer, sans trahir, leurs pensées les plus profondes, celles qui se révèlent difficilement, qui viennent d'un passé douloureux, et s'entrechoquent avec ce présent où les hommes sont devenus fous, où l'Histoire s'emballe comme un taureau qu'on veut assassiner dans cette corrida infernale.
Les retours en arrière sont fréquents, désordonnés, dévoilant comme par magie, mots après mots, une partie du brouillard qui cache le passé, le présent et l'avenir d'Ignacio et de Judith.

J'ai aimé tout cela, tous ces mots, toutes ces images, de cette belle histoire de ces deux personnages qui ne sont pas des héros, qui ne veulent pas l'être, dont l'avenir est ignoré et perdu dans la grande nuit des temps.
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Le roman débute en 1936 à New York. Mais c'est l'Espagne qui est au centre du récit. L'Espagne, que le personnage principal du roman, Ignacio Abel, architecte de son métier a fuit. Il a certes fuit la guerre, les atrocités qu'elle engendre, une machine folle qui s'est emballée et qui dévore tout le monde et n'importe qui. Et surtout les raisonnables, ou les tièdes selon l'angle de vue que l'on adopte, ceux qui comme Abel ont ardemment voulu la République, mais qui en même temps, sont installés de manière confortable, et qui souhaitent des réformes progressives, pensées et préparées, en évitant les excès.

Mais Abel est aussi parti aux USA à cause d'un grand amour, Judith, une jeune Américaine, avec qui il a vécu une passion torride durant quelques mois, qui lui a donné la sensation d'être enfin en train de vivre véritablement. Mais Abel est marié, et sa liaison avec Judith devait être dissimulée, se passer pendant des instants volés, toujours trop brefs. Puis, évidemment, elle laissait des traces, au point que sa femme, Adela, a tenté de se suicider. Judith a décidé de rompre, de partir, et Abel ne peut s'empêcher de nourrir un espoir, ou plutôt une attente, de pouvoir la retrouver, malgré tout.

C'est une grande fresque romanesque, qui aborde énormément de thématiques, de questionnements. La passion, avec ses joies et souffrances, les choix que l'on fait dans une existence, et qui s'avèrent juste ou non lorsqu'il n'est plus temps de revenir en arrière. Les stratifications sociales, une organisation dans laquelle il y les forts et les faibles, les gagnants et perdants, ceux qui ont trop et ceux qui ont trop peu, ce qui à un moment où un autre provoque les haines et la violence. Ignacio Abel  est entre les deux, issu d'un milieu défavorisé, il s'est fait tout seul en partie, mais son métier et sa réussite, ainsi que son mariage, l'ont fait basculé dans une autre classe sociale. Il y a aussi la terrible mécanique de la violence engendrée par les rapides changements politiques, tout le potentiel de destruction que portent en eux les êtres humains lorsqu'ils détiennent la force, et que les règles habituelles sont abolies, que tout semble possible.

Le roman suit tour à tour plusieurs personnages du roman, nous laissant la possibilité d'appréhender différents points de vue, différentes visions. Cela donne un texte très long, qui prend le temps de poser, de décrire, de faire ressentir. Par moments le rythme s'emballe, mais il y a une forme de lenteur dans une bonne partie du livre, la volonté de cerner par des petites touches, d'exprimer différentes sensibilités. Il y a de allers retours dans le temps, Ignacio Abel  se souvient pendant son voyage aux USA, qui doit le mener dans une université américaine où il doit prendre un poste d'enseignant et construire une bibliothèque, les événements qui l'ont mené là il en est. Parfois en désordre, le lecteur doit progressivement reconstituer son itinéraire.

Il faut rentrer dans ce roman, accepter de suivre ses méandres, prendre le rythme. Mais si le lecteur y arrive, c'est un voyage marquant, d'une grande densité, à la fois sensible et touchant, mais aussi source de réflexions, donnant une vision complexe et non univoque des événements et des êtres.
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A Madrid en 1936, Ignacio Abel, architecte socialiste, fils de maçon et fruit de l'ascension sociale républicaine, n'a connu de la vie conjugale que de ternes émois avec Adela, grande bourgeoise madrilène. Lorsqu'il rencontre Judith Biely, jeune américaine de passage à Madrid, sa perception du monde extérieur s'effiloche au point que la guerre inévitable lui semble une abstraction et que seule sa passion dévorante pour Judith donne sens à sa vie.
« Dans la grande nuit des temps », c'est une oeuvre tentaculaire dans laquelle Antonio Muñoz Molina dissèque les errements de l'âme humaine et sur le plan passionnel comme sur le plan politique.
Avec un luxe inouï de détails, il analyse le comportement erratique d'un homme dans la tourmente de la guerre, aveuglé par une passion qui le paralyse dans ses actions et ses jugements ; s'il est socialiste, Ignacio a une famille qui penche plutôt de l'autre bord, et son beau-frère, lui, est phalangiste. L'auteur expose ainsi sans manichéisme la complexité de la situation espagnole en 1936, lorsque la République peine à réformer l'Espagne que les révolutionnaires impatients viennent se substituer aux socialistes, et que le fascisme gronde.
Dans ce contexte complexe et dangereux, Ignacio oublie tout ce qui n'est pas Judith et se noie sans état d'âme dans une passion coupable.
La structure du livre, complexe, multiplie les allers-retours dans le passé, l'écriture, absolument sublime, décrypte avec un talent incomparable la complexité de l'âme humaine, comme l'émerveillement amoureux, la pauvreté de Madrid ou la beauté des paysages américains.
Alors oui, c'est très gros, 750 pages denses, riches et puissantes que j'ai mis 3 semaines à lire ! Mais ce sont 750 pages certainement inoubliables !
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