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Dans la grande nuit des temps » est une de ces oeuvres dont je repoussais depuis très longtemps la lecture, en raison de son nombre impressionnant de pages. Cela doit être une sorte de phobie, mais les pavés m'impressionnent. Et je peux vous garantir que celui-ci est très lourd et donne une très forte impression de densité lorsqu'on le feuillette.
Au final, comme bien souvent, je suis très contente de l'avoir lu et d'avoir repoussé mes appréhensions. A part quelques passages vers le milieu du roman où j'ai eu des difficultés à apprécier le personnage principal pour son manque de sincérité et d'engagement, ce livre est impressionnant de maîtrise littéraire : elle réside dans sa capacité à capturer l'atmosphère d'une époque, à dompter le temps du récit et de l'Histoire, à faire vivre des personnages qui appartiennent au passé.
« La nuit est un puits sans fond où tout semble se perdre mais où tout continue d'habiter et de persister, au moins durant un certain temps, aussi longtemps que la mémoire reste claire et lucide la conscience de celui qui gît les yeux ouverts, attentif aux bruits qui prennent forme dans ce qui semble être le silence, cherchant à deviner à la respiration de l'autre s'il est encore éveillé ou s'il s'est laissé emporter par la somnolence de la jouissance accomplie. »
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L'histoire se déroule en 1936 à Madrid, dans le contexte des événements tragiques qui ont divisé l'Espagne, des affrontements qui ont conduit le pays à la guerre civile et à l'arrivée au pouvoir de Franco.
Le roman suit le destin d'un architecte espagnol notoire, Ignacio Abel, tombé amoureux d'une jeune américaine, Judith Biely. Cette liaison est intense, passionnée et l'homme en oublierait presque qu'il a une femme et deux enfants.
Dans le tumulte des affrontements du 17 et 18 juillet 1936, Ignacio perd la trace de sa maîtresse et décide de partir la retrouver aux Etats-Unis où un poste de professeur l'attend.
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Le roman débute alors qu'Ignacio monte les marches de la gare de Pennsylvanie à New York.
Il semble perdu au milieu de la foule qui le croise, indifférente à son désarroi. Seul avec sa petite valise usée d'avoir tant voyagé, il apparaît comme un homme usé, brisé, inquiet, tourmenté par sa fuite hors de son pays où la guerre civile vient d'éclater.
Dans le train qui le conduit, il espère, vers elle, ses pensées se bousculent dans son esprit, s'éloignent du présent, s'enfoncent dans les zones d'ombre de son passé. En regardant le paysage défiler par la fenêtre du train qui l'emmène à Burton College, son esprit voyage sans aucune chronologie sur le fil du temps, ses souvenirs s'égarent dans les recoins les plus sombres et troublants de son passé, comme autant d'instantanés, de petits fragments de vie : son pays déchiré par la guerre, sa rencontre avec Judith, l'effleurement de sa main sur sa peau, cette double vie source de tourments et de honte, cet amour passionnel qui l'envahit et le tourmente, ses manques de père, l'incertitude du futur, l'espoir de revoir un jour ses enfants.
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Oscillant entre politique et Histoire, amour et guerre, rêve éveillé et réalité, souvenirs et imagination, «
Dans la grande nuit des temps » est un roman intimiste et sensuel dans lequel l'auteur sonde avec minutie et sensibilité les émotions de son personnage principal. Cette longue et triste histoire est teintée de nostalgie et de mélancolie, de rêves et de désirs, d'espoirs et de regrets, d'erreurs et de honte. L'amour et le désamour, la tristesse et la solitude, la peur et le temps qui passe se cristallisent au fil des pages pour former une oeuvre pleine de poésie, de finesse, de profondeur mais également de douleurs et de rancoeurs.
Le lecteur se fait voyeur, spectateur de scènes intimes. C'est une histoire d'amour passionnel, mais je ne l'ai pas trouvé magnifique, ni merveilleuse. C'est un amour entaché de honte et de remords, un amour qui fait souffrir, et en cela j'ai eu beaucoup de mal à m'attacher à Ignacio et à Judith.
Son choix de vivre dans le confort d'une vie familiale tout en ayant des plaisirs avec une autre femme plus jeune, sa décision définitive d'abandonner sa famille dans un pays en guerre pour retrouver sa maîtresse m'ont plutôt attachée à la femme trahie, belle et respectable dans sa douleur silencieuse.
Ainsi, malgré l'écriture délicate et poétique, cette histoire d'amour entachée de d'erreurs et de peines ne m'a pas permise de me fondre dans les premières pages du roman. J'ai trouvé Ignacio vaniteux, faible, égocentrique.
C'est dans la deuxième moitié du roman que mes sentiments ont évolué et que j'ai pu être véritablement comblée. En effet, la relation amoureuse, relégué au second plan, s'estompe dans les méandres de l'Histoire et Ignacio apparaît dans ce contexte, seul, fragile, vulnérable, moins lâche et égoïste.
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La relation adultérine est bien sûr au coeur du récit, mais le roman va beaucoup plus loin qu'une simple histoire d'amour. Il entremêle avec profondeur et foisonnement, la vie de son personnage en butte à ses sentiments et à la violence des événements politiques qui secouent l'Espagne.
Le roman comporte peu d'actions et de rebondissements, mais qu'importe, c'est avant tout une grande fresque historique sur les mois qui ont précédé le soulèvement nationaliste à l'origine de la guerre civile espagnole, puis de la dictature franquiste. L'ambiance est réaliste, immersive.
« À Madrid, il a vu les visages de personnes qu'il croyait connaître depuis toujours se modifier du jour au lendemain : devenir des visages de bourreaux, ou d'illuminés, ou d'animaux en fuite, ou de bêtes menées sans résistance au sacrifice ; visages occupés tout entiers par des bouches qui crient l'enthousiasme ou la panique ; visages de morts à demi familiers et à demi transformés en une bouillie rouge par l'impact d'une balle de fusil ; visages de cire qui décidaient de la vie ou de la mort derrière une table éclairée par le cône lumineux d'une lampe, tandis que des doigts très agiles tapaient à la machine des listes de noms. »
Au travers d'Ignacio, on assiste à l'émergence d'idéologies qui s'affrontent jusqu'à l'embrasement et la guerre.
Outre la tragédie historique, les personnages littéraires côtoient des personnages historiques, le poète García Lorca, Juan Negrín, …, ce qui rend le récit plutôt réaliste.
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Ce récit en clair-obscur est dominé par des images, des paysages, des senteurs, des sonorités, des voix, des regards, des sensations, des émotions.
C'est un voyage sensoriel dans le Madrid des années 30 : le rythme lent des phrases renferme les parfums délicats du géranium, les odeurs de tabac et de brillantine. Puis le récit avançant, d'autres odeurs se substituent, métalliques, celles du sang et de la mort qui s'incrustent dans le tableau de ce pays meurtri.
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Lauréat du Prix Méditerranée Étranger 2012, «
Dans la grande nuit des temps » est accueilli comme un chef-d'oeuvre de la littérature contemporaine espagnole.
L'auteur domine parfaitement la narration, alternant l'histoire en marche, les pensées d'Ignacio et des extraits de lettres qu'Ignacio a dans la poche de son manteau. Narrateur de l'histoire, du moins je le suppose, il accompagne son personnage comme un observateur, promenant son regard en de brefs coups de projecteur.
Le roman est extrêmement bien écrit, l'écriture très belle, serties de phrases souvent très longues et ondulantes, d'une justesse infinie quant à l'expression des émotions et des sentiments. J'ai rarement vu un auteur s'appuyer avec autant d'aisance sur les temps des verbes et la ponctuation pour traduire la fuite du temps, les sentiments. L'auteur privilégie également le style indirect et la quasi-absence de dialogues, ce qui permet à mon sens de rendre plus intenses certaines émotions.
Ces choix d'écriture parfaitement assumés par l'auteur rendent le récit dense, complexe et son rythme lent. Pourtant, une fois entrée dans le récit, j'ai trouvé la lecture fluide et agréable à lire, le style élégant, délicat, sensoriel et addictif.
Cette houle m'a emportée dans un flot de mots qui tantôt lumineux, irradié de raies de lumière, tantôt soucieux et morose, se diluant dans les errances et les doutes de la vie.
Le sifflement et le roulement du train en bruit de fond sont là pour nous faire prendre conscience que le récit prend un chemin parallèle à la réalité.
La fin est magistrale.
En règle générale, je n'aime pas les fins ouvertes, mais je dois avouer que cette projection dans le futur est magnifiquement écrite.
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La construction du récit est habile. Antonio Muñoz Molina a un talent certain pour déambuler, tel un acrobate, sur la ligne du temps, insérant des personnages de la vie politique espagnole de l'époque, jonglant avec le destin de ses personnages de fiction, leurs rêves et leurs espoirs, leurs peurs et leurs désillusions.
Même si le temps fuit, s'écoule, inéluctable, on a souvent la sensation que l'auteur accélère, dilate, ou ralentit son cours jusqu'à le mettre en suspens pour quelques minutes. Il existe en effet plusieurs temps dans le récit, passé, présent et futur se chevauchent : celui de leur amour,
L Histoire en marche, ou même celui du voyage.
« Il s'était trompé sur tout, mais plus que tout sur lui-même, sur sa place dans le temps. Passer toute sa vie à penser qu'il appartenait au présent et à l'avenir, et maintenant commencer à comprendre que s'il se sentait si décalé c'était parce que son pays était le passé. »
Le second aspect qui m'a fortement impressionnée, c'est cette façon de faire vivre les personnages à travers les souvenirs et le passé d'Ignacio. On ne les connaît que par son regard. Ils traversent le récit sans consistance, sans présence physique, comme des fantômes.
Avec subtilité, Antonio Muñoz Molina donne aux deux femmes du roman des traits très distincts : Judith illustre la modernité, le changement alors qu'Adela symbolise la tradition.
Le troisième aspect du livre qui m'a plu est la présence en arrière-plan de gares et de trains : lieux de croisement, de destinée, ils sont le carrefour de chemins de vie.
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C'est un roman profondément introspectif qui gagne à être lu lentement. Il offre une réflexion profonde sur l'humanité et la complexité des émotions humaines. Ainsi, il aborde des nombreuses réflexions sur la vie et la perte, la fugacité du temps, la mémoire et les souvenirs, l'amour et l'obsession, la solitude et la trahison, l'attente et le désir.
L'auteur offre également une réflexion autour de la guerre et de ses conséquences, de la violence et de la peur, de la conscience morale et de l'exil.
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Pour conclure, avec ces mille pages, «
Dans la grande nuit des temps » est un long monologue intérieur qui demande de se laisser porter. Mais en lâchant prise, en se détachant du monde qui nous entoure, Antonio Muñoz Molina nous entraîne dans une spirale où des visages anonymes sont aux prises avec leurs émotions et le cours de l'Histoire.
Absorbée par l'atmosphère d'une autre époque, c'est en refermant le livre que j'ai véritablement pris conscience qu'il y avait quelque chose de brillant dans ce roman.
A découvrir bien entendu si le nombre de pages ne vous fait pas peur.
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Dans la grande nuit des temps » est un roman subtil fait pour une lecture commune où la multiplicité des regards ont toute leur place pour se croiser et s'enrichir. J'ai été heureuse de partager ce moment avec Delphine(@Mouche307) et Bernard (Berni_29).
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