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Isabelle Gugnon (Traducteur)
EAN : 9782021457841
256 pages
Seuil (06/10/2023)
3.34/5   58 notes
Résumé :
Un roman aussi lumineux qu'inquiétant, par le prix Médicis étranger 2020. A Lisbonne, un homme attend la femme qu'il aime. Il a quitté New York avant elle, pour arranger l'appartement qu'ils ont acheté. Il profite de la douceur du climat et de la tranquillité du quartier. Penser au moindre détail, imaginer les rituels qui rythmeront leur nouvelle vie : tout est une source infinie de plaisir. Pourtant, un sentiment diffus l'accompagne, une forme de confusion qu'il ne... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (22) Voir plus Ajouter une critique
3,34

sur 58 notes
L'attente de l'attente, latente et lente…

L'attente est le maitre mot de ce magnifique livre de l'espagnol Antonio Munoz Molina. le narrateur vient de quitter définitivement New York et d'aménager dans un appartement en plein coeur de Lisbonne. Il attend Cecilia, sa femme, éminente et active neurologue spécialiste dans les troubles de la mémoire et le traitement des traumatismes, retenue pour le moment par son travail.
En attendant qu'elle le rejoigne enfin dans leur nouveau logement, notre homme le transforme en petit cocon, attentif à ce que tout soit bien rangé et propre, fleuri et aéré, à son arrivée qui ne saurait tarder. Peut-être une question de jours ou de semaines, nous ne savons pas. le narrateur, dont nous connaitrons le prénom qu'à la toute fin, a tellement hâte d'entendre enfin ses pas dans l'escalier, lui qui semble fou amoureux de cette femme que nous découvrons au fur et à mesure qu'il en dresse le portrait sensible et délicat, lui qui semble vouer sa vie même à sa femme dont il est si fière. Leur chienne Luria attend également fidèlement aux côté de son maître. Il faut dire qu'ils ont quitté une ville bruyante, oppressante et dans laquelle ils ont vécu avec horreur les attentats du 11 septembre, les menaces à l'anthrax aussi.
Partir leur semblait nécessaire pour pouvoir oublier. Lisbonne, qu'ils connaissent un peu, Cécilia ayant parfois des congrès dans cette capitale, a été la ville choisie pour démarrer leur nouvelle vie. Une ville également océanique, où la présence d'un grand fleuve et d'immenses ponts ne les dépayse pas trop, mais une ville plus calme, plus lente, moins clinquante, plus douce.

Cet avant, cette période transitoire est source de projections. « C'est l'attente qui est magnifique » selon Breton, elle distille un suspense qui se délecte de ce qui n'est pas encore arrivé et qui se fantasme. Il est bon de voir cet homme, en attendant, déambuler dans cette ville magnifique qu'est Lisbonne, y prendre ses repères, plonger dans sa sensorialité, bruits, lumières, couleurs, odeurs passés au tamis des sens en éveil par la nouveauté. Il est touchant de le voir prendre ses marques, aménager leur intérieur avec les meubles d'avant qu'ils ont fait parvenir, selon un agencement proche de leur appartement américain au point d'ailleurs de parfois confondre les deux logements. Ce moment transitoire de l'attente est source d'un nouveau quotidien dans un lieu qui doit ainsi répondre à l'attente, répondre aux espoirs. Ainsi imagine-t-il Cécilia dans cette ville nostalgique et dans cet appartement où il se voit déjà lui servir le petit déjeuner sur la table bleu indigo du petit balcon d'où l'on aperçoit la statue du Christ, faisant penser confusément au Brésil…Se projetant dans ce futur proche, le narrateur songe au passé, depuis les lieux importants de sa vie, les écrivains lus, les paysages aimés.

Cette attente nous plonge nous-même dans une situation d'attente, amplifiée par une écriture lente et magnifique, toute en retenue et délicatesse. Les jours semblent passer sans que Cécilia n'arrive. Et notre homme d'attendre, et nous avec. Nous lisons, quelque peu figés, tournant les pages avec un peu plus de fébrilité et de malaise. Car, chose surprenante, ce temps de l'attente suspend le temps. le temps est arrêté contrairement au temps de l'accompli et de l'action à venir, ici tout se fige à tel point que la chronologie du temps du narrateur se grippe. Il attend à la fois quelque chose, en l'occurrence quelqu'un, et n'attend rien. L'attente devient un objet sans mémoire, sans mouvement, sans accomplissement, une parenthèse qui se cesse d'appeler le passé et de supposer le futur. Cette attente est-elle fuite destinée à nier le réel ? N'est-elle pas une réponse à la perte de sens de la vie ?
Le surréaliste Maurice Blanchot a écrit que « l'attente commence quand il n'y a plus rien à attendre, ni même la fin de l'attente. L'attente ignore et détruit ce qu'elle attend. L'attente n'attend rien ».

Avec ce temps figé, cette attente interminable, l'angoisse, le malaise monte peu à peu, nous le ressentons confusément, à l'aune de petites alertes de replis sur soi qui apparaissent, de ci de là, comme le ressent également Luria qui finit par se cacher dans les cartons loin de cet étrange maître. La fin du monde sans cesse évoquée pour justifier ce changement de vie, il est d'ailleurs totalement obsédé par les informations toutes plus angoissantes les unes que les autres qu'il peut lire ou entendre, semble être la fin de cet homme même, de son intégrité physique et psychique.
Se développe alors une autre forme d'attente vécue de manière plus incertaine, floue, aléatoire, angoissante dans laquelle des failles apparaissent. L'attente rendrait-elle fou ? Engluerait-elle notre homme habité par ses démons dans une certaine langueur ? Dans une anfractuosité du temps, au bord du grand fleuve, permettant de mieux se faire oublier ? L'attente est-elle un enfermement dans un mensonge ?
Dans cette montée progressive et subtile de l'angoisse, ce thriller psychologique m'a fait penser par moment au livre « Esprit d'hiver » de Laura Kasischke.

« La stricte répétition des tâches quotidiennes dans un lieu clos qui ne change jamais pétrifie le temps au point de le supprimer ».

Ce livre fait partie d'une littérature de l'attente mais aussi, soulignons-le, d'une attente de la littérature qui joue un rôle primordial durant cette période temporelle. A la fois élément d'aide mais aussi facteur d'isolement, la littérature est appréhendée en une mise en abyme passionnante, le narrateur multipliant les lectures amplifiant son état.
« Même si l'idée ne me séduit guère, il vaudrait mieux que j'arrête de lire pour le moment. La lecture a un effet excessif sur moi. La réalité est devenue un terrain trop fragile. Dès que je parcours un texte, je tombe dans un état hypnotique et deviens ce que je lis. La réalité tangible est usurpée par celle, imaginaire et bien plus puissante, des mots sur le papier ».

Voyage sur les méandres du temps, ce livre est également fascinant sur sa manière d'explorer les différentes facettes de la mémoire.
« Cela arrive une fois et de nombreuses autres fois. Les dates changent, de même que la lumière des saisons, les états d'âme, mais la scène est immuable. La fenêtre, la rue sous les arbres tantôt feuillus, tantôt nus, de jeunes feuilles ivres de chlorophylle ou jaunes en automne, le soleil couchant sur les façades et les corniches des immeubles d'en face, son déclin doré et rougeoyant, les fenêtres qui s'éclairent ensuite à mesure que la nuit tombe, et moi qui ne cesse de regarder les trottoirs, les feux d'un taxi, les voyants rouges, des braises dans le noir. La mémoire ne conserve guère les faits singuliers, elle privilégie des séquences réitérés, des patrons, des modèles, des concentrés d'expérience qui aident à prédire des répétitions à venir ».


Un huis-clos sur l'attente à l'immobilisme vertigineux, poignant et douloureux, subtil et profond, à la simplicité trompeuse, aussi dérangeant que brillant, aussi angoissant que méditatif, un livre que je ne suis pas prête d'oublier, dans lequel, cerise sur le gâteau, Lisbonne est mise à l'honneur comme le dévoile la superbe couverture du livre qui est en elle-même une invitation au voyage, un voyage vers la saudade ! Un grand merci à Sandrine, @HundredDreams, à qui je dois ce coup de coeur et la découverte de ce grand auteur espagnol.

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Quelle écriture ! Après l'éblouissant et vertigineux « Dans la grande nuit des temps », mes pas m'ont à nouveau mené dans ceux d'Antonio Muñoz Molina grâce à une opération Masse Critique. Je remercie Babelio et les éditions Seuil qui m'ont permis de retrouver l'écriture sublime de cet auteur.

*
« Tes pas dans les escaliers » est un petit bijou littéraire dans lequel l'auteur se montre d'une justesse et d'une profondeur saisissantes.
A Lisbonne, un homme, seul, avec pour toute compagnie son chien Luria, attend sa femme, Cecilia, restée à New York pour régler les derniers détails de sa mutation professionnelle. C'est une nouvelle vie qui commence pour le couple marqué par les terribles attentats terroristes du 11 septembre 2001.

L'homme aménage l'appartement récemment acheté, l'agençant méticuleusement, avec amour, de telle façon qu'il soit à l'identique de l'ancien, comme s'il voulait tout de même préserver une partie de leur passé.
Elle n'y a jamais habité, et pourtant, Cecilia est partout présente : dans les nombreux objets chinés, dans la place de chaque objet, dans le choix des couleurs murales, dans les parfums qui imprègnent encore ses vêtements rangés dans la penderie, dans les nombreux livres achetés.
Tout est prêt pour l'accueillir, ses plats préférés l'attendent dans le réfrigérateur, la table est dressée pour deux personnes, cette attente chaque jour renouvelé entretenant l'illusion de sa présence.
Où est-elle ?

*
Il y a au coeur de ce roman une absence, celle de l'être aimé.
Les pensées de l'homme ne cessent de naviguer dans un flux et un reflux incessants, entre New York et Lisbonne, passé et présent, souvenirs et réalité, absence et présence, illusions et obsessions. Des gestes, le regard d'une inconnue, des odeurs, des bruits, des objets, tout redonne vie à l'absente, tout l'entraîne vers elle.

Dans cette solitude et ce vide d'elle, le temps paraît alangui, comme suspendu.
Avec pour seul repère temporel l'effondrement des tours jumelles, le lecteur est indécis quant au temps qui passe. Les jours semblent filer et s'égrener lentement dans un fondu empli de nostalgie, de mélancolie et de douceur, sublimés par les souvenirs de jours révolus.
Ainsi le temps mais aussi l'espace se superposent : comme l'écume que ramènent les vagues, Cecilia est à la fois proche et lointaine, omniprésente et évanescente. Il y a beaucoup de tendresse et d'amour dans ces moments de vie commune et dans cette étrange attente qui se cristallise et se fossilise. Mais il y a finalement beaucoup de solitude et de sacrifices dans cette vie en suspens.

Dans cette routine qui s'installe, la monotonie creuse un abyme, le calme sensuel et voluptueux s'altère, l'attente devient anormalement longue et contribue à rendre le silence inquiétant et l'incertitude oppressante.

*
Le temps semble prendre une place centrale dans l'oeuvre d'Antonio Muñoz Molina. Et s'il en était le personnage clé ?
L'auteur a en effet un talent incroyable pour l'étirer, le délier, le rendre élastique jusqu'à l'immobiliser, l'ancrer dans un entre-deux. Il a aussi cette capacité à le fragmenter, le découper en instants de vie et le restituer sans tenir compte de la moindre chronologie.

Le temps de l'attente est parfaitement maîtrisé : l'auteur donne un rythme narratif lent et distille une ambiance contemplative et feutrée qui se nuance peu à peu. Sous des dehors d'une belle simplicité, l'écriture est subtile, lucide, délicate, d'une grande intimité et d'une touchante pudeur, mettant doucement en lumière les fragilités et les non-dits de cet homme, ses espoirs, ses attentes, ses regrets, ses mensonges.

« Je suis celui qui arrive on ne sait d'où et fait soudain irruption dans un présent qui est le temps immuable de la conscience de Luria… »

*
« L'attente impose le silence dans l'appartement. »

Je vois cet homme seul, déballant les cartons et arrangeant leur appartement. Je le vois, leur chien couché à ses pieds, seul, le regard tourné vers les avions qui sillonnent le ciel ou vers la rue qui s'assombrit, croyant parfois apercevoir la femme qu'il aime descendre d'un taxi, attendant ses pas dans l'escalier. Je le vois seul, assis dans son fauteuil, sourd au monde extérieur, plongé dans le récit de l'expédition en solitaire de l'amiral Byrd. Je le vois seul, enfermé dans ses pensées, promenant son chien dans les ruelles lisboètes désertes.
C'est troublant comme ces scènes illustrent la tristesse et le silence des tableaux d'Edward Hopper.

« Chaque jour est un seul jour. »

Pourtant Lisbonne est magnifique avec cette statue imposante du Christ dominant la ville et ses façades colorées recouvertes de bougainvillées. L'auteur dépeint à merveille le charme de cette ville, ses couleurs chatoyantes, le bleu métallique du Tage et l'or du crépuscule, sa chaleur écrasante et ses odeurs marines, de cuisine et de poubelles.

*
Pour conclure, « Tes pas dans les escaliers » a été un très beau moment de lecture pour moi.
C'est un magnifique roman d'une lenteur hypnotique, je l'ai savouré page après page, allant à la rencontre de ce personnage ambigu et discret. Et puis viennent les toutes dernières lignes du récit qui l'éclairent de nouvelles nuances douces-amères.
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Ah, Antonio Munoz Molina ! Il y a entre cet auteur et moi une longue histoire, une très longue histoire, une interminable histoire... de procrastination. Depuis combien de temps je me suis promis de le lire, et surtout « Dans la grande nuit des temps » ? le canyon abyssal que représente ma pal en terme de temps de lecture n'en garde aucune trace sédimentaire. Par contre il y a eu récemment une résolution de début d'année aux vapeurs optimistes sur un fil de Florence, comme quoi il serait bon de mon côté d'ouvrir enfin un livre de l'aficionado du temps, pourquoi pas justement le 29 février de cette année à rallonge quotidienne. C'est chose faite, même si j'ai pas attendu le supplément de temps à notre calendrier pour ouvrir « tes pas dans l'escalier ».
le narrateur quant à lui est un spécialiste de l'attente, et s'est installé dans une bulle temporelle du côté de Lisbonne, en emménageant le futur appartement que Cécilia et lui devraient habiter dès qu'elle sera arrivée. Son présent est ainsi une vie de transition en attendant Cecilia, même s'il paraît osé de parler ici de vie à part peut-être celle d'objets, qu'il dispose à l'identique de leur logement à New-York, et qui réactivent sa mémoire d'un passé américain. Une non-vie plutôt, une existence en léthargie comme une quête de refuge hors du temps en attendant Cecilia avec sa chienne Luria, pour attendre en couple la fin du monde. Les souvenirs new-yorkais assiègent ses pensées, trauma apocalyptique du 11 septembre qui résonne avec l'angoisse généralisée d'un monde perclus de catastrophes et d'incendies notamment, vie amoureuse avec Cécilia et vie professionnelle, la sienne dont il semble soulagé d'en avoir été mis dehors et celle de Cecilia, neuro-scientifique que l'on suivra dans ses travaux laborantins. Il sera ainsi question de mémoire et en particulier celle de la peur, une mémoire qui pourra se faire le réceptacle amnésique de dates voire de l'absolution du temps, tout cela pouvant aboutir au mirage dans la conscience du temps qui passe.
Roman d'une littérature de la nuance, de l'attente, de la mémoire, de l'illusion et d'une sorte de mélancolie angoissée, on pourrait croire qu'il ne s'y passe pas grand chose, si ce n'est justement ce pas grand chose qui peut prendre de la place dans le désert de l'attente. La serrure du nouvel appartement coince comme un symbole et c'est le doute qui s'insinue assez tôt dans l'esprit du lecteur, avant que des aspérités dans la fin du récit ne viennent érafler pour de bon la quiétude lisboète de cette attente polissée.
J'ai bien aimé, mais de là à dire que j'ai été passionné... Ce roman m'en a rappelé d'autres que ma mémoire capricieuse m'empêche de saisir avec précision, des livres aux souvenirs incertains coincés quelque part entre « un homme qui dort » de Pérec, « les gommes » de Robbe-Grillet ou plus récemment « Oh canada » de Russel Banks sur la mémoire. Je pense avoir fait une erreur à vouloir le lire en février, en cette fin d'hiver frissonnant de signes d'un printemps précoce, dérèglement climatique oblige. Mauvais timing, c'est plutôt un livre d'automne à mon avis. J'aurais peut-être dû attendre un peu plus.

(merci en tout cas Florence, je continuerai je pense avec Molina)
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Bruno, le narrateur, s'est installé à Lisbonne « pour y attendre la fin du monde », mais pas seul : il attend aussi sa femme Cecilia, dans cet appartement qu'ils viennent d'acheter. Retraité, Bruno s'est occupé du déménagement de leur appartement de New York vers le Portugal et, pendant que Cecilia règle les détails de son transfert professionnel en Europe, il aménage leur nouveau foyer. A l'écart du bruit et de la fureur des grandes villes et du reste du monde qui court à sa perte (des feux de forêt font rage au même moment en Californie, en Australie, en Allemagne), Bruno prépare minutieusement l'appartement - couleurs de peinture, distribution des pièces, emplacement des meubles – pour qu'il soit le calque parfait de celui de New York. Pourquoi ce besoin de reconstituer aussi fidèlement un endroit familier ? Besoin de sécurité, de repères, de continuité, comme si rien n'avait changé, comme si tout était comme avant malgré leur retour sur le Vieux Continent ? Est-ce la peur de la nouveauté, du changement ? Et si oui, qui a peur, qui est fragile au point d'être perturbé par l'emplacement différent de telle lampe ou de tel ustensile de cuisine ? Bruno, Cecilia, les deux ? Autant de questions que le lecteur rationnel se pose pendant le premier tiers du roman, tant cette manie de Bruno apparaît obsessionnelle et surtout, à ce stade, inexpliquée. Pendant ce temps, le flux de conscience de Bruno nous dévoile l'histoire du couple, deux Espagnols travaillant à New York, fortement marqués par le 11-Septembre, le métier prenant de Cecilia, neuroscientifique renommée qui se livre à des expériences sur le cerveau et la mémoire de rats pour tenter d'en extraire le sentiment de peur, avec pour objectif de « déterminer s'il est possible de supprimer des souvenirs atroces de la mémoire de soldats souffrant de stress post-traumatique ».

Au fil des pages tout en introspection, le temps s'étire, se dilate, se distend entre New York et Lisbonne, entre souvenirs et projection, avec la certitude inébranlable de Bruno que les jours à venir couleront heureux et doux avec sa chère Cecilia. Mais le temps passe, ou semble passer, et un voile de confusion entoure l'arrivée toujours aussi indéterminée de Cecilia.

Suspense psychologique hypnotique, « Tes pas dans l'escalier » embarque le lecteur dans une histoire très simple au départ, qui glisse imperceptiblement vers quelque chose d'inquiétant et mystérieux, au fil de l'accumulation de petites entorses à la rationalité. On se perd en conjectures sur ce qui a pu se passer au sein du couple, avant de le découvrir dans les dernières pages.

C'est la première fois que je lis A. Muñoz Molina, et je découvre un écrivain au style impeccable et maîtrisé, qui excelle ici dans l'installation d'une ambiance floue d'inquiétude et d'oppression diffuses. Dans ce roman sur l'attente, il explore, en profondeur et sinuosités, la mémoire, la raison, la peur, la fragilité des murs qu'on se construit face à l'âpreté de la vie.

En partenariat avec les Editions du Seuil via Masse Critique de Babelio.
Lien : https://voyagesaufildespages..
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Un homme attend sa femme Cécilia dans la ville de Lisbonne.

Et l'attente est l'un des thèmes principaux de « Tes pas dans l'escalier », l'histoire de ce narrateur qui attend sa femme, restée de l'autre côté de l'Atlantique à New York, tandis qu'il prépare l'appartement qui sera désormais leur foyer.

Ce narrateur vient de se faire licencier de son entreprise, un travail abêtifiant qui servait à enrichir quelques actionnaires inconnus. Il ne travaillera plus, c'est décidé. Et se consacrera uniquement à sa femme.
Elle est une brillante scientifique, spécialisée dans des travaux sur la mémoire. Elle mène des expériences avec tout un tas d'animaux, pour mieux comprendre le mécanisme de la mémoire humaine. Pour l'instant elle se remet d'un fort traumatisme : son appartement à Manhattan était situé non loin des fameuses Tours, et pendant plusieurs semaines après le 11 Septembre 2001, elle n'a pu accéder chez elle. Elle a donc cohabité avec notre narrateur qui était ravi de l'héberger.

Depuis ils ont décidé de s'installer à Lisbonne. Elle pourra sans difficulté travailler pour un laboratoire européen, et poursuivre ses recherches.
Mais pour l'instant, il l'attend.
C'est l'été, et il fait très chaud à Lisbonne. Un peu partout, d'ailleurs, sur la planète, des incendies font rage et déciment les forêts. le changement climatique est en marche, au Portugal comme ailleurs.

Il y a de fortes similarités entre New York et Lisbonne : villes de fleuves, le narrateur ne cesse de les comparer et de les rapprocher, comme il le fait entre l'appartement new yorkais et lisboète. Seule la chienne Luria lui rappelle qu'il est l'heure de sortir dans les rues, sinon notre narrateur va consacrer l'essentiel de son temps à la lecture de l'un des nombreux ouvrages qui constituent leur bibliothèque commune.

Le temps. On retrouve ici l'un des thèmes préférés du fameux auteur espagnol, celui qui nous a donné « Dans la grande nuit des temps » que j'ai tellement aimé. Il y est aussi question de mémoire, de traumatisme, et de ce temps dilaté que constitue l'essentiel de l'attente. Et nous, lecteurs, éprouvant comme une forme de langueur, nous attendons avec lui.

Il y a un côté hypnotisant dans « Tes pas dans l'escalier ». Les jours passent, il se passe très peu de choses, la chaleur s'installe, et Cécilia n'arrive pas. Et pourtant on reste accrochés aux pas du narrateur, lui-même guettant les pas dans l'escalier de celle qui n'en finit pas d'arriver. Un fond d'angoisse sourd également dans le roman, avec l'onde de choc du 11 Septembre qui n'en finit pas de faire des ravages pour tous ceux qui ont vécu l'évènement, mais aussi par cette menace sourde de cette chaleur et de ces incendies, sentinelles d'alarme d'un avenir angoissant.

Seule l'apparition d'une femme – sosie potentielle de Cécilia – rencontrée à l'occasion d'un happening culturel assez improbable, dont seuls les ultrariches ont le secret, va réveiller un peu notre narrateur, le temps d'une rencontre qui aurait pu devenir idylle.

Le style d'Antonio Munoz Molina est toujours là. L'auteur de « L'hiver à Lisbonne » glisse dans une forme de mélancolie ou de nostalgie d'un passé désormais révolu. « Comme l'ombre qui s'en va », un titre d'un autre livre de lui, est un peu son envers : ici l'ombre devrait venir, et, comme chez Buzzati, ne vient pas encore. Mais on l'attend.

Et nous, ses lecteurs, attendons déjà son prochain récit.

Lien : https://versionlibreorg.blog..
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critiques presse (4)
LaLibreBelgique
29 novembre 2023
Antonio Muñoz Molina offre une déambulation poétique dans Lisbonne qui peu à peu vire au malaise.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LeFigaro
07 novembre 2023
L’écrivain espagnol semble raconter une belle histoire d’amour sur une ville et une femme, qui se transforme au fil des pages.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
SudOuestPresse
06 novembre 2023
L’écrivain espagnol signe un grand roman de l’attente mâtiné d’une sorte d’envoûtant thriller psychologique. À Lisbonne, dans les pas d’un homme en proie à ses démons intérieurs.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
Bibliobs
11 octobre 2023
Le livre sur rien : Flaubert en a rêvé, Antonio Muñoz Molina l’a fait. Attention, pas tout à fait sur rien quand même. Sur l’attente, sur l’absence, sur le vide de l’existence.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Citations et extraits (27) Voir plus Ajouter une citation
La lecture est compatible avec l’attente. Lire est un acte paresseux sans monotonie. Ce n’est qu’en cessant de travailler que j’ai découvert avec étonnement le vaste royaume de liberté que me garantissaient les matinées de la semaine. Si j’en ai envie, je peux m’asseoir et lire après avoir fait la vaisselle du petit déjeuner et ramené Luria de sa promenade. Lorsque je sors, j’emporte un livre avec moi. Les rares fois où je vais au restaurant, je lis en attendant mon plat, en buvant mon café ou en finissant mon verre de vin. Le vendredi midi, je lis au Mascote do Sacramento, à deux pas de chez moi, où on sert le meilleur bacalhau a bras de la ville. Je déniche une petite place silencieuse avec un banc, sous un des immenses acacias protecteurs qu’on trouve à Lisbonne, et je m’y installe pour lire un moment.
La lecture trompe, écourte le temps de l’attente, un élément à prendre en considération dans cette ville où tout peut se dérouler à un rythme très lent. Quand je lis, le temps est suspendu.
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Toutes ces années, j'ai acheté plus de livres que je ne pouvais en lire. Je devais parfois me contenter du métro ou d'une salle d'attente, quelques minutes avant un rendez-vous, furtivement comme on s'empresse de tirer sur une cigarette. Maintenant les ouvrages sont prêts et disponibles pour moi et pour Cecilia quand elle sera là. Je suis capable d'identifier ceux que nous avons achetés chacun de notre côté et ceux que nous nous sommes offerts l'un à l'autre et, dans la plupart des cas, je me rappelle même où et quand. Ce mélange nous garantit une diversité qui nous épargnera l'ennui, à l'image d'une sélection d'aliments non périssables préservant longtemps leur saveur et leurs qualités nutritives. S'il le faut, en cas de catastrophe, je pourrai passer le restant de ma vie sans mettre les pieds dans une librairie.
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Je me suis installé dans cette ville pour y attendre la fin du monde. Les conditions y sont inégalables. L’appartement se trouve dans une rue silencieuse. Du balcon on voit le fleuve au loin. On le voit aussi de la petite terrasse de la cuisine, qui surplombe des jardins et des balcons, à l’arrière des immeubles de la rue contiguë, et des belvédères avec des balustrades en fer forgé où du linge ondule sous la brise. Au bout de la rue, au-delà du fleuve, s’étend la ligne des collines de l’autre berge et le Christ aux bras ouverts qui semble vouloir prendre son envol. En Sibérie il règne à présent des températures d’une quarantaine de degrés. En Suède, alimenté par une chaleur sans précédent, le feu dévaste des forêts situées au-delà du cercle polaire arctique. En Californie, des incendies auxquels on donne des noms, comme pour les ouragans des Caraïbes, ravagent depuis plusieurs mois des centaines de milliers d’hectares. Ici les journées débutent dans la fraîcheur et la sérénité. Chaque matin se lève une brume humide et très blanche que le soleil transperce peu à peu, et qui apporte en amont du fleuve l’odeur intense de la mer. Les hirondelles sillonnent le ciel et volent au-dessus des toits, comme dans les matins frais des étés de l’enfance. Une fois Cecilia arrivée, je serai comblé.

(Incipit)
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Cela arrive une fois et de nombreuses autres fois. Les dates changent, de même que la lumière des saisons, les états d'âme, mais la scène est immuable. La fenêtre, la rue sous les arbres tantôt feuillus, tantôt nus, de jeunes feuilles ivres de chlorophylle ou jaunes en automne, le soleil couchant sur les façades et les corniches des immeubles d'en face, son déclin doré et rougeoyant, les fenêtres qui s'éclairent ensuite à mesure que la nuit tombe, et moi qui ne cesse de regarder les trottoirs, les feux d'un taxi, les voyants rouges, des braises dans le noir. La mémoire ne conserve guère les faits singuliers, elle privilégie des séquences réitérées, des patrons, des modèles, des concentrés d'expérience qui aident à prédire des répétitions à venir.
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C’est à ce moment-là que je me suis retrouvé hors du temps ou suis devenu amnésique, mais uniquement pour les notions temporelles. Je ne suis pas certain d’être en mesure de m’expliquer. D’une voix ensommeillée, nue, enlacée à moi, Cécilia me dit après quelques instants de silence au cours desquels sa respiration s’est peu à peu calmée : « Que jour on est ? » J’allais lui répondre quand je me suis aperçu que je ne le savais pas. J’étais tout aussi incapable de me rappeler quelle date ou quel mois nous étions. C’était un espace vide qui ne cessait de s’étendre. Chaque référence temporelle disparaissait à la seconde où je la cherchais. J’avais également oublié l’année. J’étais sûr du siècle, ça oui, mais c’était une donnée irréelle, totalement abstraite, comme si j’évoquais un siècle à venir ou un passé historique sans aucun rapport avec ma vie.
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