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Critique de 4bis


Après sa floraison parme, avez-vous déjà observé les graines du cyclamen ? Resserrées dans des petits sacs comme des bourses fichées au terme d'une tige dont les ressorts assureront la projection, elles seront capables de prospérer bien plus loin que le plant qui les aura portées. Mais pour que cette expédition vers un ailleurs propice ait lieu, il faudra la complicité d'un soleil accommodant, d'un sous-bois humide, le temps de quelques saisons favorables, et auparavant, la formidable diligence d'une pousse qui sait d'elle-même comment donner à son essor les sinuosités nécessaires à la diffusion de ses rejetons. L'alliance d'une conjoncture et d'un héritage.

C'est le cyclamen et son mode d'exploration qui me viennent en tête pour décrire ce qui m'arrive avec la lecture de Proust. Ce même potentiel de démultiplication du sens et cette même conspiration explosive de mon environnement pour que je sois projetée vers l'ailleurs.

En revenant à la Recherche, je savais bien que je n'en serais pas quitte aisément. J'espérais d'ailleurs le contraire : en être l'enchantée prisonnière… mais ne ressassons pas ce premier désappointement ! Concentrons-nous plutôt sur les réflexions que m'ont valu cette lecture et les échos qu'elle continue de diffuser en moi. Comme s'il était impossible de rester seulement déçue et que si La Recherche et moi avions un problème, l'ensemble des torts ne reposait pas sur le seul livre. - de quelle honnêteté je fais preuve ! –

Je pensais plaisanter en écrivant que ce serait vous qui m'aideriez à apprécier ma lecture, comme l'entourage du narrateur lui permettra de trouver le sublime aux oeuvres qu'il était désespéré de ne pas apprécier d'abord, mais ça commence à fonctionner vraiment ainsi ! Quel sortilège !

Toujours est-il que non content d'accumuler les remarques visant à me faire réfléchir, les critiques inspirées des copains à propos d'A l'ombre des jeunes filles en fleur, les avis nuancés et avertis d'amis dont j'affectionne particulièrement le regard, l'univers m'aura aussi mis entre les mains ce Proust, roman familial. (En l'espèce, l'univers aura pris les traits d'une amie chère qui, ayant l'occasion de se procurer ce livre, aura immédiatement pensé à me l'offrir, chanceuse inouïe que je suis.)

A la croisée entre l'exploration littéraire, l'autobiographie et l'hommage, Proust, roman familial m'a rappelé, par sa forme Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon. Il s'agit à chaque fois de faire résonner le parcours singulier de l'autrice avec ce qu'une oeuvre littéraire peut offrir. D'éclairer par une recherche documentaire érudite les liens entre conscience collective et réception particulière.

Laure Murat, par ses ascendants, est la quintessence de l'aristocratie française. Par ses choix de vie, son orientation sexuelle, la manière dont elle se livre, dont elle se nourrit de littérature, elle en est l'antithèse. Et cela s'explique, selon elle… grâce à la Recherche du temps perdu !

Chapitre après chapitre, elle raconte certains souvenirs d'enfance qui ne dépareraient pas dans une reconstitution historique savoureuse, décortique le fonctionnement de l'aristocratie, cet échafaudage qui ne s'appuie sur rien, ce monde où l'apparence, les mots, ont remplacé le réel et le corps. Et elle montre comment Proust en révèle la vacuité, comment il fait en sorte d'introduire le mouvement, de remettre au centre ceux dont étaient tus les moeurs homosexuelles, dynamitant ainsi cet édifice vide fait de postures, rendant à l'individu sa place de sujet, ramenant l'universalité en lieu et place du néant. Ainsi, elle raconte comment sa lecture de la Recherche lui aura permis de franchir « le confort trompeur de l'enceinte infertile » dans lequel elle avait été élevée et d'être réellement vivante. Wahou !

Le décalque entre le monde figé de son enfance et les descriptions piquantes de Proust est confondant. Quand on a d'illustres ancêtres, quand on habite encore dans les lieux qui ont fait L Histoire, qu'on ne fraie qu'avec ceux qui le savent et vivent leur existence à cette aune, il est facile de multiplier les correspondances entre son histoire familiale et les personnages de la Recherche. Fiction et réalité historique, biographique, se mêlent en un imbroglio permettant de questionner le terme de chacune de ces réalités. de laisser la littérature dynamiter L Histoire et de révéler le scandale d'un monde qui n'était que signe vide.

La démonstration est exemplaire mais ce qui m'a plu aussi, c'est, qu'elle va plus loin. Point n'est besoin d'avoir des ancêtres parmi les plus proches de Napoléon ou descendant en droite ligne de Guillaume le Conquérant pour connaître le poids d'un milieu qui assigne. L'histoire particulière de Laure Murat, c'est celle d'Annie Ernaux, qu'elle cite souvent aussi, celle de tous ceux qui auront risqué de périr étouffés sous les codes quels que soient la classe sociale ou les tabous que ce derniers protègent. le mérite de la littérature, et de Proust qui est celui qui le fait le mieux aux dires de Laure Murat, n'est pas seulement celui de la description efficace ou de l'évasion, il est celui d'une mise à distance, d'une déconstruction efficace. Celui du dessillement qui permet ensuite la consolation, cette « substance active », « l'embryon d'une énergie prospective et féconde ».

Reste, pour revenir sur mes préventions, que Laure Murat parle très peu de l'obsession proustienne pour le passé. C'est un sacré tour de force d'ailleurs : d'un roman déjà nostalgique d'une période révolue au moment où il est écrit et qui fait écho aux heures glorieuses de sa famille, elle n'extrait que l'intelligence, l'énergie et l'exploration « sous le signe du « constant échange », du « lien mouvant », de l' « attache » permanente, interactive, entre le sensoriel et le spirituel, le corps et l'esprit, afin de rendre l'expérience totale de notre relation au monde. » On peut donc passer outre l'agacement contre les ratiocinations, ressassements onanistes d'une mémoire en boucle et chercher – trouver ! – autre chose dans la Recherche ?

Ainsi, à lire Laure Murat, et vous, les amis qui découvrez, lisez ou relisez sans cesse Proust, il faut croire qu'il existe un chemin pour trouver le sien dans la Recherche. Ce serait dommage de ne pas persévérer à le chercher.
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