Le sauveur poursuit la douleur des autres. Il s'éprend de noirceur pour la dissiper de sa seule volonté. Il se croit noble et tout-puissant. Il établit une relation de dépendance. Il se convainc qu'il aime. Mais rien ne vient le rassasier : on ne l'aime pas en retour. Qui pourrait aimer celui qui ne voit en l'autre que ce qui souffre ?
Le voeu pieux d'une autobiographie juste me semble chimérique. La fictionnalisation est inévitable. Le damier que constitue l'ensemble de ce qui est dit et de ce qui es tu n'apparait pas à l'oeil du lecteur. Il n'en perçoit qu'une surface pleine épurée du hors-champ que je suis le seul à connaitre. Tout réel que soit mon matériau de départ, j'opère un tri arbitraire pour extraire le récit que je choisis de construire. Que cette histoire ne soit pas crue, mais simplement lue comme ce jeu d'assemblage dont j'avoue l'architecture.
L'établi de mon frère dans le garage. Cet établi fut celui de mon père autrefois. Mon frère en fit son domaine quand notre père quitta la maison. Et leurs outils finirent par se mélanger sans qu'on puisse les distinguer. Je n'avais jamais tenté d'investir ce domaine de compétence de mon père. Je le laissais à mon frère, beaucoup plus disposé. Une légende que je consentis à croire par facilité me décréta inapte aux activités manuelles. Et pour mieux asseoir cette légende, ma maladresse s'exprimait chaque fois que je tentais de la conjurer. J'ai pourtant toujours aimé les outils. La lourdeur du métal, la douce patine du bois, les odeurs de graisse, d'essence. J'ai toujours aimé ce qui en eux évoque l'art de fabriquer, de rationaliser, d'être utile. La maitrise de la matière, la précision du geste mesuré, pensé, l'exactitude. Je ne savais pas à quel point ces qualités m'avaient été refusées ou si plus simplement, je n'entais pas des ces hommes-là. Mais l'inconfort de cette légende dénigrante finissait par me paraitre intolérable. Les bricoleurs et constructeurs en tous genres ne transmettent leur savoir que par le geste et la démonstration. Ils fabriquent en silence, comprenne qui peut cette pédagogie muette. Ils se reconnaissent entre eux dans leur capacité à reproduire ces gestes observés.
Et dans cette chambre d'enfant, je vis notre trentaine, le dos tourné au temps qui passe. Rester à tout jamais enfants d'une génération de parents qui ne voulaient pas vieillir. Nous nous éternisions dans cet état. Surtout ne rien devoir et n'être jamais responsables.
Ceux qui ont appris à contrôler leur colère ne savent pas ce qui peut se déchaîner en eux. C’est une lame de fond qui les emporte toujours trop loin. Et quand le calme enfin revient, ils se découvrent vaincus par leurs excès et leur bestialité.