Je suis tranquille. J’ai un livre et de quoi écrire. Le temps peut aller, j’entre dans celui qui est hors.
La plupart des couples, absents l'un à l'autre, voyagent seuls à deux.
C'est étrange comme ici les gens seuls semblent davantage "avec". C'est un paysage qui appelle la solitude. Par son immensité, sa puissance tranchante, il témoigne d'une vérité qui ne supporte aucun artifice. Face aux fjords, seule la solitude ne triche pas. L'indifférence du paysage est proche de l'amour.
En moins d'une demi-heure, nous voilà de l'autre côté. En Terre de Feu. Et bientôt en Argentine.
Une joie inexplicable me prend tout entière. Il n'y a rien. Rien. Rien. Sinon des étendues illimitées qui profanent l'habitude du regard et le forcent à se perdre. Des moutons. Aucune clôture. Rien. Des autruches, comme de drôles de chapeaux mondains égarés, plumes au vent. Des flamants roses. Des oies. Rien. Des chevaux. Rien. Parfois un homme. Une maison. Rien. La phrase de Cendrars bat comme un métronome contradictoire. "Il n'y a plus que la Patagonie, la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse..."
Mais d’où cela vient-il donc que mon corps entier se mette à sourire. Ma tristesse inutile s’est dilapidée aux quatre vents de cet océan de terre, poussière d’écume insignifiante éparpillée dans ce tourbillon de calme. Le paysage est libre. Libre. C’est le singulier épousé par l’unité du tout. Socrate dit que « la sagesse commence dans l’émerveillement ».
Oui, retourner à la littérature, le seul lieu où l’ici et l’ailleurs sont enfin une même et unique existence.
Le voyage n’a de sens que s’il est issu d’une nécessité sensible.
Est-ce donc cela qui est nécessaire pour que l'homme cherche enfin son ailleurs en lui ? Son absolu, son infini ? faudra-t-il que la mondialisation s'étende jusqu'à nous plaquer littéralement aux parois du néant pour que nous nous résolvions enfin à nous retourner vers le dedans ? (...)
Faudra-t-il aller jusqu'à l'anéantissement du langage pour que le verbe advienne enfin ? (p. 30)
Ce que j’aime dans la perte de la compréhension du langage - lorsque au milieu de la foule on ne perçoit plus le sens de ce qui s’échange dans les langues à soi étrangères - c’est la vérité éclatante de celui des corps, qu’aucun signifiant de la parole ne vient plus parasiter. Le corps sait, il témoigne en vérité de ce que le corset du bavardage recouvre, et dit absolument ce que le sujet identifié ignore ou refuse de savoir.
Je mesure quelle plénitude porte le manque constitutif sur lequel s'est fondée mon existence. Et ce que vingt-cinq ans de lutte pour écrire dans le manque ont apporté à mon travail et à ma vie. Une confiance, une exigence que même l'abondance ne saurait plus défaire. (p. 34)
C'est un jour comme ça. Et il y en a des jours comme ça, des jours pour rien, des jours de voyage sans fin, sans question ni réponse, où peut-être le voyage a lieu plus qu'à n'importe quel autre moment. (p. 41)