Je m’aperçois alors que le vrai drame de mon enfance a été de manquer aussi radicalement d’amour. L’amour, ses signes, ses élans, ses excès, sa chaleur, ses soudaines folies : rien de tout cela ne se portait chez nous. À force d’aller sans dire, les sentiments étaient non seulement devenus muets mais ils s’étaient évaporés.
Notre histoire de non-amour dure depuis quarante ans. Non que ma mère ne m’ait pas aimé : elle m’a aimé comme ont fait certaines femmes, d’une tendresse ombrageuse et niaise, préférant mes faiblesses à ma liberté, m’encourageant aux accommodements, toujours prêtes aux excuses, à la connivence, à condition que je ne cesse pas, moi, de fournir des signes extérieurs de bonté filiale, de manifester un sentiment dont il importait peu, je finis par le comprendre, qu’il fût sincère ou non, du moment que les rites et les apparences en étaient respectés.
À force de ne jamais prendre de coups - et j’étais si fier de cette invulnérabilité ! - je suis devenu pour la souffrance une proie fraîche. J’irai demain à la souffrance comme une bête à l’abattoir.
On repousse de soir en matin, d’année en année ce qui est trop difficile : il sera toujours temps. Toujours temps de déclarer aux gens qu’on les aime, d’entreprendre des voyages, d’écrire un gros roman multicolore. La mort saisi des humains aux carnets pleins de rendez-vous notés un quart de siècle auparavant.
Quand on met le pied dans les idées générales, on glisse.
Que la vie nous tue à petit feu, quoi de plus sûr ? Au moins espère-t-on donner du goût au bouillon et, à la cuisson, certaine allure. A prétendre être en possession de la recette, je mentirais.
Je sais aujourd’hui que je ne trouverai jamais la maison que je cherche, jamais je ne l’habiterai, jamais je ne laisserai nulle part pousser mes racines, je ne cesserai pourtant pas d’investir dans un lieu l’inépuisable espérance d’apaisement qui me harcèle, entre quelques murs réputés chargés de souvenirs, dans un jardin clos.
la notabilité est le deuil douillet du bonheur.
Chaque adolescent qui tourne adulte commence à devenir un sac à misères.