" Elle était là, immobile sur son lit, la petite phrase bien connue, trop connue : Je t'aime.
Trois mots maigres et pâles, si pâles. Les sept lettres ressortaient à peine sur la blancheur des draps.
Il me sembla qu'elle nous souriait, la petite phrase.
Il me sembla qu'elle nous parlait :
- Je suis un peu fatiguée. Il paraît que j'ai trop travaillé. Il faut que je me repose.
- Allons, allons, Je t'aime, lui répondit Monsieur Henri, je te connais. Depuis le temps que tu existes. Tu es solide. Quelques jours de repos et tu seras sur pieds.
Monsieur Henri était aussi bouleversé que moi.
Tout le monde dit et répète "Je t'aime". Il faut faire attention aux mots. Ne pas les répéter à tout bout de champ. Ni les employer à tort et à travers, les uns pour les autres, en racontant des mensonges. Autrement, les mots s'usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver. "
- Les mots sont de petites bêtes sentimentales. Ils détestent que deux êtres humains cessent de s'aimer.
- Pourquoi ? Ce n'est pas leur affaire, quand même !
- Ils pensent que si ! Pour eux, le désamour, c'est du silence qui s'installe sur Terre. Et les mots haïssent le silence.
Une phrase, c'est comme un arbre de Noël. Tu commences par le sapin nu et puis tu l'ornes, tu le décores à ta guise... Jusqu'à ce qu'il s'effondre. Attention à ta phrase : si tu la charges trop de guirlandes et de boules, je veux dire d'adjectifs, d'adverbes et de relatives, elle peut s'écrouler aussi.
Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons en prendre soin.
Autant vous l'avouer, j'aime les exceptions. Elles ressemblent aux chats. Elles ne respectent aucune règle, elles n'en font qu'à leur tête. Ce matin-là, ils étaient trois, un pou, un hibou et un genou. Ils se moquaient d'une marchande qui leur proposait des "s" :
- Mes "s" sont adhésifs. Vous n'aurez qu'à vous les coller sur le cul pour devenir des pluriels. Un pluriel a quand même plus de classe qu'un singulier.
Les trois amis ricanèrent.
- Des "s" comme tout le monde ? Pas question. Nous préférons le "x". Oui, "x", comme les films érotiques interdits aux moins de dix-huit ans.
La marchande s'enfuit en rougissant.
Je suis restée deux semaines dans la Sècherie.
Comment appeler autrement notre institut pédagogique ?
Le matin, on nous apprenait à découper la langue française en morceaux. Et l'après-midi, on nous apprenait à dessécher ces morceaux découpés le matin, à leur retirer tout le sang, tout le suc, les muscles et la chair.
Le soir, il ne restait plus d'elle que des lambeaux racornis, de vieux filets de poisson calcinés dont même les oiseaux ne voulaient pas tant ils étaient plats, durs et noirâtres.
Alors, Madame Jargonos était satisfaite. Elle trinquait avec ses adjoints.
- Je suis fière de vous. Demain, nous disséquerons Racine et après-demain Molière....
Pauvre langue française ! Comment la faire évader de ce traquenard ?
-Comment tu t'appelles ?
-Antoine. Mais je suis plus connu par mon diminutif. Saint-Ex.
-Comme celui du Petit Prince ?
-C'est moi. L'île m'a recueilli, comme toi. C'est le seul endroit où aller pour un écrivain mort.
-Mais tu n'es pas mort puisque tu me parles !
-Je ne suis pas mort parce que j'écris. Si tu ne me laisses pas travailler, je vais mourir de nouveau.
Nous portons en nous des larmes trop lourdes. Celle-là, nous ne pourrons jamais les pleurer.
Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons en prendre soin.
Les mots sont de vrais magiciens. Ils ont le pouvoir de faire surgir à nos yeux des choses que nous ne voyons pas. p 15