Ce fut une grande erreur que de supposer que la conscience de la propre individualité était une notion primaire et en quelque sorte aborigène de l'homme. On prétendait que l'être humain se sentait originairement individu et qu'ensuite il cherchait d'autres hommes dans le but de constituer avec eux une société. C'est le contraire qui est vrai : Le sujet commence par se sentir élément d'un groupe et seulement ensuite il se sépare graduellement de celui-ci et conquiert peu à peu la conscience de sa singularité. D'abord viens le "nous", ensuite le "moi".
Les siècles modernes sont en croisade contre le christianisme. La science, la raison, ont progressivement démoli cet ultra-monde céleste que le christianisme avait érigé à la frontière de l'outre-tombe. L'au-delà divin s'est évaporé au milieu du XVIII* ème siecle.
Il semble que l'heure de la révélation des valeurs vitales ait enfin sonné. Portant les choses ne vont pas de la sorte. La pensée des deux derniers siècles, bien qu'elle soit antichrétienne, adopte face à la vie une attitude tout à fait semblable à celle du christianisme.
Soutenir que la vie abandonnée à elle-même tend vers l’égoïsme a constitué une erreur incommensurable puisque, de par ses racines et son essence, elle est inévitablement altruiste.
La vie est le fait cosmique de l'altruisme, et elle n'existe qu'en tant que perpétuelle émigration du Moi vital vers ce qui est Autre.
Ce caractère transitif de la vitalité n'a pas été retenu par les philosophes qui ont questionné la valeur de la vie.
Se rendant compte qu'il n'est pas possible de vivre sans s’intéresser à telle ou telle chose, ils ont cru que l'intérêt constituait effectivement en ces choses et non pas dans le fait même de s'y intéresser. Il y aurait une erreur du même type à considérer que ce qui compterait dans l'alpinisme serait le sommet de la montagne et non pas l’ascension.
Voir ne revient pas à contempler son propre appareil oculaire, mais à s'ouvrir au monde autour de soi, à se laisser inonder par le magnifique flux des formes cosmiques. Le désir, la fonction vitale qui symbolise le mieux l'essence de toutes les autres, constitue une constante mobilisation de notre être vers ce qui le dépasse : sagittaire infatigable, il nous projette sans arrêt vers des cibles attrayantes.
Mais la science, la possession de la vérité est, au même titre que la possession de Dieu, une affaire qui n'a pas et ne pourra avoir lieu dans "cette vie". La science est seulement un idéal. Celle d'aujourd'hui corrige celle d'hier, et celle de demain corrigera celle d'aujourd'hui.
José Ortega y Gasset (1883-1955), un spectateur dans l'Europe : Une vie, une œuvre (1984 / France Culture). Diffusion sur France Culture le 15 novembre 1984. Photo : José Ortega y Gasset dans les années 1920. Par Jacques Munier. Réalisation de Jean-Claude Loiseau. Avec madame Soledad Ortega Spottorno, le docteur Miguel Ortega Spottorno, Julían Marías Aguilera, Alain Guy, Ana Lucas, Celia Amoros, Jacobo Muñoz et Cristina de Peretti. Les textes de José Ortega y Gasset sont lus par Philippe Moreau. Avec la voix de Muriel Petit. À la fois professeur, essayiste, journaliste et conférencier, auteur d'une œuvre considérable, Ortega y Gasset fut considéré en son temps comme l'un des chefs de file de l'intelligentsia de son pays. Ce philosophe est l'inventeur d'un système de pensée original, profondément cohérent quoique disséminé dans une multitude d'écrits trouvant leur unité, du point de vue formel, dans un style élégant et brillant, semé de métaphores, qui cherche d'abord à séduire son lecteur pour mieux le convaincre et pour mieux l'instruire. Retour, en compagnie de ceux qui l'ont côtoyé de près, sur le parcours de cet être singulier qui aura marqué l'histoire intellectuelle espagnole et européenne au XXe siècle.
Source : France Culture
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