Elles sont des centaines, elles sont des milliers, dont les voix s'élèvent et se rassemblent dans un même chant de détresse, dans un même choeur d'infortune, une même nef musicale qui retentit en chorale pour laisser résonner une seule et même voix, celle de la femme japonaise brimée, opprimée, maltraitée au long d'une existence d'épreuves et d'exil.
Un coeur unique qui bat à l'unisson pour toutes ces femmes qui ont quitté leur Japon natal et traversé le Pacifique au début du XXème siècle, afin de se marier en Amérique, cette terre en laquelle elles ont mise tant de rêves et d'espoir.
La traversée serait rude et pénible pour ces jeunes filles bien souvent vierges contraintes de voyager dans les cales humides et sombres des bateaux.
Ce ne serait que la première d'une longue et douloureuse série d'épreuves qui verrait se briser leurs rêves de bonheur comme les vagues s'écrasant contre la coque du navire. Elles arriveraient en Amérique la tête emplie de promesses et de croyances ; « nous voilà en Amérique, il n'y a pas à s'inquiéter ». Comme elles auraient tort !
En débarquant sur les quais de San Francisco, elles ne reconnaîtraient pas l'homme qu'elles n'avaient jusqu'ici vu qu'en photographie ; cet homme qui était leur mari et auquel elles appartenaient désormais.
Elles comprendraient alors qu'elles s'étaient fourvoyées, que les belles lettres les incitant à venir en Amérique, n'étaient que des mensonges destinés à ravir leur coeur ; que les promesses de belles situations n'étaient que duperies ; qu'elles avaient tout abandonné pour du vent.
Alors elles devraient apprendre à masquer leur déception et leur dégoût devant un mari qui se révèlerait bien plus âgé dans la réalité. Elles devraient se soumettre à ses façons brutales, à son ivrognerie, à ses coups, à sa condition miséreuse.
Elles devraient se résigner à trimer sans relâche, à travailler en silence de l'aube au crépuscule, à s'écorcher les genoux dans les champs, à se courber jour et nuit sur un lopin de terre, à se tuer au labeur dans des fermes, dans des ranches, aux alentours des villes, et accomplir les besognes que les Américains ne voulaient pas effectuer.
Elles devraient accepter de vivre dans des campements de fortune, dans des bordels, dans des masures délabrées ou des chambres de bonne, quelquefois même à la belle étoile, recroquevillées au pied d'un arbre.
Elles apprendraient à abdiquer devant l'homme blanc, à subir le mépris, la haine, la colère, le racisme d'un peuple dont elles ne comprendraient jamais vraiment les coutumes ni la langue.
Elles donneraient naissance à des enfants pour lesquels elles se saigneraient aux quatre veines et auxquels plus tard, elles inspireraient honte, pitié et compassion amères.
Elles sauraient ce qu'est la misère en pays étranger, elles connaîtraient l'ignominie, l'avilissement, l'infamie, l'indigence et l'humiliation.
Elles verraient leurs beaux visages se flétrir, leurs peaux s'assécher, leurs lèvres s'amincir et se crisper sous les coups d'une âpre destinée faite de coups durs et d'obstacles.
Au fil du temps, elles apprendraient à s'intégrer, à se sociabiliser, à tirer quelques profits d'une vie de labeur et de privations. Trente ans seraient passés et elles oseraient s'octroyer de petits bonheurs, peut-être même sourire ou même fredonner une chanson de leur pays lointain.
Mais la Guerre dans le Pacifique éclaterait… Et on les tirerait de leurs maisons, de leurs commerces, de leurs champs, de leurs fermes…On les obligerait à partir dans des lieux inconnus et lointains.
Le silence et l'oubli tomberaient alors sur leur souvenir comme si elles n'avaient jamais existée, jamais vécues qu'au travers de ce chant polyphonique, cette complainte de la mémoire que
Julie Otsuka fait bruire, s'amplifier, s'intensifier et résonner tout le long de «
Certaines n'avaient jamais vu la mer ».
La vie de ces japonais s'inscrit alors dans un « nous » collectif qui fusionne en un vibrant chorus, battant tel le pouls d'un peuple d'immigrants tragiquement englouti dans les méandres du temps, et que le beau livre de
Julie Otsuka, à la construction si originale, fait éclore à nouveau en un intense devoir de mémoire.