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Critique de Isidoreinthedark


« Ouragans tropicaux » est la dixième enquête de Mario Conde, ancien flic devenu libraire, héros désabusé apparu à la fin du siècle dernier dans le cycle « Les quatre saisons », qui nous permit de découvrir la plume singulière, poétique et désenchantée de l'auteur cubain Leonardo Padura.

À l'image de James Lee Burke, qui nous dépeint une Louisiane hantée par les fantômes des soldats confédérés au travers des aventures de son héros Dave Robicheaux, Leonardo Padura construit par touches impressionnistes le tableau tourmenté de sa terre natale, où évolue son improbable héros, Mario Conde. Chaque enquête est l'occasion de nous proposer une plongée dans les dédales obscurs, dans les sombres parfums de Cuba, île au destin tragique située à quelques encablures de la Floride.

Les derniers opus de la série se font plus amples et plus ambitieux, et abordent la question métaphysique du temps qui va, qui s'en va, d'un passé, oublié, travesti, réécrit, qui laisse pourtant une trace indélébile, qui marque le présent au fer rouge, et ne manquera pas d'influencer un futur encore incertain, cette infinité des possibles destinée à disparaître, pour laisser place à cet instant unique et fugace que l'on nomme le présent.

L'avant-dernière enquête de Mario Conde, « La transparence du temps », nous emportait dans un tourbillon historique mélancolique, à la poursuite d'une vierge noire toujours aussi insaisissable malgré la traversée des siècles. « Ouragans tropicaux » nous propose deux récits qui progressent en parallèle, le présent d'une île en effervescence en raison de la venue de Barack Obama et des Rolling Stones, et le passé qui prend forme sous la plume de Mario Conde, nous retraçant une autre période trouble de Cuba, celle de l'année 1910, où l'île qui vient à peine de regagner son indépendance, est menacée par l'approche de la comète de Halley.

2016. le toujours désargenté Mario Conde vient d'accepter de surveiller chaque soir le restaurant huppé tenu par son ami Yoyi, qui craint qu'un trafic de poudre blanche ne mette en péril sa petite entreprise, quand son ancien collègue de la police cubaine, Manolo, fait appel à ses services pour l'aider à mener une enquête sur le meurtre sauvage d'un dénommé Quevedo, ex-haut fonctionnaire de la culture, censeur sans pitié et figure iconique des heures les plus sombres de la Révolution.

1910. L'inspecteur Arturo Saborit mène une enquête sur un autre meurtre effroyable, celui d'une prostituée retrouvée découpée en morceaux. Au cours de ses investigations, le jeune policier encore intègre se lie d'amitié avec le proxénète cubain Alberto Yarini, fils de bonne famille qui jouit d'une immense popularité et nourrit de hautes ambitions politiques. Tandis que la rivalité entre proxénètes français et cubains ne cesse de s'exacerber, Saborit ne se doute pas encore que sa ténacité et son ingéniosité, seront aussi sa malédiction, et le plongeront au coeur des ténèbres.

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À travers son double récit, l'auteur s'attarde sur deux périodes incertaines de Cuba. La première suit l'indépendance acquise en 1902, malgré la menace toujours présente d'une ingérence américaine et évoque les années folles du continent européen. Un ouragan de liberté et de folie s'abat sur la Havane, dès lors que nombre de ses habitants sont convaincus de leur fin imminente causée par la collision entre la comète de Halley et la Terre. Une période hors du temps, où l'avenir n'est pas certain d'advenir, dans lequel se débat le jeune inspecteur Saborit, qui va tomber sous le charme magnétique de Yarini, le tenancier de bordel au sourire le plus éclatant de la Havane, qui prononce des discours exaltés sur le sursaut nécessaire d'une île gangrénée par la corruption.

La seconde période située en 2016, coïncide avec le dégel amorcé depuis plusieurs années, dont témoigne la venue longtemps inimaginable de Barack Obama et des Rolling Stones. Une venue qui porte en elle un vent d'espoir, que Conde, grand désabusé devant l'éternel, regarde avec méfiance. Il hésite d'ailleurs à assister au fameux concert, lui qui écoutait sous le manteau les Beatles, conscient que le présent n'arrive qu'une seule fois, et que la venue de quatre vieux rockeurs ne changera pas le passé trouble d'une île dirigée par les bâtisseurs d'un avenir radieux.

Notre héros, qui évoque un double de l'auteur, ne connaît que trop bien les ravages commis par les hauts fonctionnaires de la Révolution, ces hommes d'une hypocrisie abyssale, qui ont ruiné la vie de certains de ses amis, peintres ou poètes, au nom de la pureté du réalisme socialiste. Ces hommes qui ont mis les artistes des années soixante-dix devant un impossible dilemme : abandonner leur art jugé dissident, ou continuer une production artistique conforme à la doxa du régime. Ces Robespierre au petit pied qui ont tué la vocation et le feu intérieur de tant d'hommes et de femmes condamnés à la mort sociale, ou à la soumission à la doctrine marxiste-léniniste.

Cette attaque frontale et documentée du régime « révolutionnaire » sous lequel vécut Cuba confère à cette dixième enquête de Mario Conde une profondeur insoupçonnée. le Mal commis par les apparatchiks du régime convoque les destins brisés des hommes emportés par les vents mauvais de l'Histoire que décrit si finement l'oeuvre d'Andreï Makine. Il nous rappelle surtout que la Révolution fut, sans l'ombre d'un doute, le véritable ouragan tropical qui emporta l'île cubaine dans le monde glacé et impitoyable des constructeurs d'un homme nouveau.

En revenant sur l'insoutenable dilemme d'hommes et de femmes écartelés entre leur vocation artistique et l'impossibilité ontologique d'un art d'État, soumis à la doxa communiste, « Ouragans tropicaux » évoque « La pensée captive » de l'écrivain polonais Czeslaw Milosz. Un essai qui revient lui aussi sur le déchirement qui habitait Milosz et ses proches, tiraillés entre leur amour pour leur mère patrie et la main de fer de Moscou, qui comme celle De Quevedo, leur intimait de courber l'échine, d'abandonner toute créativité, pour mettre leur talent d'écrivain au service du Régime. Ce que démontre Milosz, le roman nous le dépeint sans fard, à travers le funeste destin de la poétesse Natalia Poblet, l'une des victimes de l'ignoble Quevedo.

« Toi, cela t'est arrivé à Moscou,
Et moi, cela m'arrive à la Havane,
Et, comme toi, je quitterai bientôt ce lieu pour toujours
Et je me jetterai paisible dans ce port désiré,
Sans laisser en héritage ne fût-ce que mon ombre. »

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Si Mario Conde a dépassé la soixantaine, il reste ce héros à la fois désabusé et généreux auquel nous nous sommes attachés depuis plus de vingt ans. En insérant un roman dans son roman, Leonardo Padura réussit la prouesse de nous emporter dans les années folles des années 1910, tout en portant un regard sans concessions sur le passé trouble de la Révolution Culturelle et les espoirs qui traversent ses contemporains. Mêlant une fresque historique ambitieuse et deux intrigues policières soignées, « Ouragans tropicaux » nous rappelle que « le passé est indélébile et (que) l'Histoire ne se termine jamais ».

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« Please allow me to introduce myself
I'm a man of wealth and taste
I've been around for a long, long years
Stole million man's soul an faith
And I was 'round when Jesus Christ
Had his moment of doubt and pain

Made damn sure that Pilate
Washed his hands and sealed his fate
Pleased to meet you
Hope you guess my name
But what's puzzling you
Is the nature of my game »

Sympathy for the Devil - The Rolling Stones

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