Au bout de la ligne de mire, il y avait un jeune homme qui risquait la peine de mort et d’un autre côté, il y avait un homme qu’on allait enterrer. Un flic qu’il n’aimait pas particulièrement et qui n’était à tout prendre qu’un policier médiocre. Schneider roulait en fumant avec seulement en tête le moment où elle tournerait le visage vers lui et lui offrirait sa grande bouche sombre et l’éclat de ses yeux rieurs. C’était devenu comme un cancer qui le rongeait. Jamais il n’avait eu besoin de personne. Jamais il n’avait compté pour personne. Jamais il n’avait été aussi près d’abandonner.
- De la graine de laitue, murmura Schneider.
C'était la première fois qu'il apprenait qu'on avait tué quelqu'un parce qu'il trafiquait de la graine de laitue. Décidément la vie était tissée de minuscules et chatoyantes merveilles, et c'était sans doute ce qui la rendait si palpitante et digne d'être vécue...
Il fallait bien qu'un homme parte, pour qu'un jour il ait une chance de revenir.
La mer, quand elle le veut, peut être d’un noir d’ébène aux atours purement maléfiques. Elle peut venir de si loin, depuis si longtemps, que nul ne songerait plus à lui demander son titre de transport. Elle peut être d’une douceur et d’une tendresse presque infinies, bien plus vaste et troublante qu’un pauvre sourire arraché au passage aux lèvres désolées d’une mère inconnue. La mer était sans mémoire. De plus, personne ne savait au juste ce qu’elle voulait. Sa brusque rage était inépuisable, de même que son calme trompeur et sa capacité presque infinie de mensonge. Ce qu’elle savait, elle le taisait. La mer, aucun homme ne la connaissait, mais si elle n’avait pas existé, aucun homme ne serait un homme – un homme digne de ce nom.
Schneider avait abandonné la prétention stupide d’imaginer ce qui pouvait bien agiter le cœur des hommes. Il ne croyait ni en Dieu ni au diable, seulement en cette immense lame de bulldozer qui poussait les corps sans vie, nus, blêmes et désarticulés, dans la grande fosse abrupte et sans fond qu’il y avait au bout du monde connu, en silence, jour après jour.
La vie n’est pas faite de mystères : seulement d’énigmes, que l’on finit toujours par résoudre un jour ou l’autre. Ou pas. Une énigme non résolue reste une énigme. Seule la mort est un mystère.
Le malheur va au malheur, aussi sûrement que tout fleuve va à la mer.
Müller était rentré s'asseoir. Il avait examiné clichés et documents. Schneider fumait en silence, les yeux creux. Müller avait conclu :
-Francky l'a dans le cul, fort et clair.
Il était l'homme des conclusions simples et des propos elliptiques.
Une pute ça en sait long sur les hommes, plus qu’un curé ou un flic, parce que nous on les voit à poil.
Au loin, le vraquier n'en finissait pas de peiner en direction du couchant, sur la ligne d'horizon, très basse, rectiligne et sans vie, et qu'on eût dite tracée d'un trait au crayon gras.