On ne parle plus. On déroule encore des rubans de mots mais dans tout ce qu’on dit il y a surtout ce qu’on ne dit pas, celle dont on ne parle pas, celle que la langue évite. Quand il faut dire le nom, quand c’est inévitable, mon père a le visage qui se creuse. On croit qu’il faut du temps pour qu’un visage se creuse, que c’est le résultat d’un processus long mais non. Il peut se creuser en deux syllabes. Deux syllabes suffisent. Quand le nom est inévitable, mon père le murmure. Ça fait un trou d’air dans la phrase. Il inspire au lieu d’expirer. Comme s’il voulait le garder endedans. Comme si avec le nom risquait de filtrer autre chose.
Moi je ne sens plus rien. J’ai la langue gelée. Pleine de mots immobiles.
Français sans accent ça veut dire français accent TV personnage principal. Accent Laura Ingalls et Père Castor. Accent Jean-Pierre Pernaut et Claire Chazal. Prendre l’accent TV c’est renoncer à tous les autres. Pas de cumul possible avec l’accent TV. Une fois que tu parles comme au 20 heures tout autre accent devient un à-côté, un 5 à 7. Pour s’encanailler, comme au bon vieux temps mais rien de plus. Un accent qui revient sans qu’on l’appelle, c’est gênant comme Dom Juan qui tombe sur Done Elvire.
Je pense à la Grande Guerre patriotique. Aux fascistes qui torturaient les prisonniers sans insigne pour déterminer à leurs cris de douleur de quel pays ils venaient. Ça m’inquiète. En français je sais qu’on crie « aïe » mais le problème c’est qu’en russe on crie « aïe » aussi. Comment être sûre de crier « aïe » en russe et pas en français. Et si je crie « aïe » en russe mais qu’on croit que j’ai crié « aïe » en français, comment prouver ensuite que c’était bien un « aïe » russe.
Je n’ai pas d’enfants mais je désire en avoir un jour. Sur l’acte de naissance, en face de « nom de la mère » je veux écrire « Polina ». C’est un héritage. Savoir que sa mère était libre de porter son prénom de naissance. C’est celui-là que je veux transmettre, pas celui de la peur. Je veux croire qu’en France je suis libre de porter mon prénom de naissance. Je veux prendre ce risque-là. Je m’appelle Polina.
Les modes changent trop vite, je n'arrive pas à suivre. Jusqu'à la mode, à la mode ça va. Mais à partir d'on les plante avec je panique. Je ne sais pas quelle partie du corps arrive et je ne sais pas comment ça s'appelle. Je finis par tout planter pareil. Avec le pied. Ça me semble cohérent avec l'idée d'une pelle. [•••] Je tiens bon. Le pied finira bien par être à la mode. Je tourne, je tourne et je me demande pourquoi. Pourquoi ces gens plantent des choux avec leurs coudes, leurs nez, leurs doigts. Qui fait ça. Dans quel but.
Pourquoi ces gens plantent des choux avec leurs coudes, leurs nez, leurs doigts. Qui fait ça. Dans quel but.
Pendant qu'il désamorce les yeux mi-clos son risque d'infarctus, j'étudie les monts et les vallées de son visage. Il y a plus de peau que de place. Je suis les fleuves de rides qui s'enfoncent et disparaissent dans leurs propres rives. Je regarde le front renversé en arrière, la bouche entrouverte, la langue rose qui contraste avec la peau pâle. On dirait une langue de tortue.
Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateurs. Ma langue et son nez. Ma bouche, la cavité qui l’abrité. Plusieurs fois par semaine, ma mère m’amène de nouveaux mots, vérifie l’état de ceux qui sont déjà là, s’assure qu’on n’en perd pas en route. Elle surveille l’équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d’un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelles de la langue, elle veille au poste de frontière.
À Ochane-Santr'Dieu on peut acheter tout ce qu'on veut, autant qu'on veut.