Ce qu'il faut de nuit
Au-dessus des arbres,
Ce qu'il faut de fruits
Aux tables de marbre,
Ce qu'il faut d'obscur
Pour que le sang batte,
Ce qu'il faut de pur
Au coeur écarlate,
Ce qu'il faut de jour
Sur la page blanche,
Ce qu'il faut d'amour
Au fond du silence.
Et l'âme sans gloire
Qui demande à boire,
Le fil de nos jours
Chaque jour plus mince,
Et le coeur plus sourd
Les ans qui le pincent.
Nul n'entend que nous
La poulie qui grince,
Le seau est si lourd. -
Jules Supervielle, Vivre encore
"J'avais finalement compris que la vie de Fus avait basculé sur un rien. Que toutes nos vies, malgré leur incroyable linéarité de façade, n'étaient qu'accidents, hasards, croisements et rendez-vous manqués. Nos vies étaient remplies de cette foultitude de riens, qui selon leur agencement nous feraient rois du monde ou taulards."
Le titre du 1er roman de
Laurent Petitmangin reprend le 1er vers de Vivre encore de
Supervielle. À la lecture, on s'apercevra que d'autres vers de ce poème trouvent un écho dans cette histoire qui - inutile de tourner autour du pot - n'a pas réussi à me convaincre.
Je sais aller à contre-courant des avis nombreux et élogieux qui bruissent depuis sa parution à l'été dernier. Et je concède que si ce roman a reçu une belle moisson de prix dont le Prix
Stanislas, le Prix Révélation de la SGDL premier roman et le Femina des lycéens, il doit y avoir quelques raisons. Mais que voulez-vous, parfois, la rencontre n'a pas lieu.
Comment mettre des mots sur cette déception ?
Ce qu'il faut de nuit fait partie des romans dont j'ai tellement entendu parler qu'il me semble les avoir déjà lus et mon attente s'en est trouvée changée, comprenez qu'elle s'est aiguisée.
Villerupt, en
Lorraine. Une ville et des vies qui somnolent. Un monde d'hommes morne. Un père et ses deux fils, Fus et Gillou, ont enterré la mère quelques années plus tôt. La "moman" n'a jamais vraiment lutté contre son cancer. Oh ! je suis sûre que cela n'aurait rien changé à l'issue, non, ce qui me dérange c'est cette absence de combativité apathique qui jalonne le roman. Par bien des aspects,
Ce qu'il faut de nuit semble raconter cette
France qui, se croyant d'avance vaincue, se résigne trop docilement à ne pas lutter.
"On ne vaut pas moins que ceux que j'ai croisés, juste on n'y croit pas assez."
J'ai été déconcertée de ne pas être happée par ce récit pourtant écrit à la 1re personne, par ce qu'a à nous dire ce père quasi aboulique et qui, à mon sens, n'est pas de taille à porter ce roman, de même qu'il n'est pas de taille à remplacer la mère pour s'occuper de ses enfants.
"Fus a commencé à moins bien travailler. À piocher. À ne pas aller en cours. Il avait des excuses toutes trouvées. L'hôpital. Sa mère. La maladie de sa mère. Les rares embellies dont il fallait profiter. Les derniers jours de sa mère. le deuil de sa mère.
Trois ans de merde […] où il m'a vu totalement impuissant. […] Plus capable de m'asseoir à côté de lui, quand il était en larmes sur son lit […]"
Le fils est-il le seul à avoir des excuses toutes trouvées ?
Fus va s'occuper de presque tout à la maison, des corvées comme de son frère plus jeune. Et le père d'avouer faire ce qu'il peut, mollement. C'est tout aussi mollement d'ailleurs qu'il continue de militer au sein de la section locale du PS dont les réunions rassemblent des encartés, un peu revenus de tout eux aussi, autour du gâteau de Lucienne. Les médiocres résultats scolaires de Fus l'orientent naturellement vers l'IUT de
Metz, pas trop loin. Gillou, par contre, est promis à un meilleur avenir à Sciences-Po. C'est Fus qui le pousse à faire des études. C'est encore Fus qui a les paroles que devrait avoir le père :
"C'est Fus qui m'a sauvé la mise : "Déconne pas
Gros, qu'il lui avait dit, vise haut ! Tu as la chance d'avoir
Paris, tu prends
Paris. Pa et moi, on se démerdera bien pour ta piaule.""
Beaucoup de choses pèsent depuis beaucoup d'années sur les frêles épaules de cet aîné, enfant grandi trop vite. Quand il commence à fréquenter l'extrême-droite et à tracter pour le FN, le père est certes anéanti, mais il ne sait lui opposer que son silence, ce silence qui augure, on le sent, le drame à venir et dont je ne vous dirai rien.
L'ennui est que ces relations taiseuses qui préfèrent l'esquive à l'affrontement peinent à habiter la page. J'ai eu beaucoup de mal à entendre la voix de ce père,
Laurent Petitmangin n'étant pas toujours conséquent quand il lui donne la parole.
"Août, c'est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles. La lumière vers les cinq heures de l'après-midi est la plus belle qu'on peut voir toute l'année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l'automne, traversée de zeste de vert et de bleu. Cette lumière, c'est nous. Elle est belle, mais ne s'attarde pas, elle annonce déjà la suite. Elle contient en elle le moins bien, les jours qui vont rapidement refroidir."
"Déjà pénétrée de l'automne…" Difficile d'assortir le langage familier du père, fait de phrases courtes et factuelles, un peu molles elles aussi, à de telles envolées sans que cela sonne faux. Pourtant, je l'ai vu être juste ce père quand il nous parle de ses garçons :
"Ils étaient beaux mes deux fils, assis à cette table de camping. […] Ils étaient assis dos à la Moselle, et j'avais sous les yeux la plus belle vue du monde."
Quoique restant à la lisière de bien des sujets, ce roman pose plusieurs questions essentielles, celles de l'amour paternel, des espoirs déçus, des blessures cachées, de la dévastation des silences, de la difficulté du pardon, tout en en laissant autant en suspens. On ne saura rien, ou si peu, de ce "fil de nos jours Chaque jour plus mince" de
Supervielle, on ne saura rien des ressorts intimes des personnages dont certains auraient mérité d'être plus fouillés. Je pense à Fus, évidemment. Qu'est-ce qui le pousse à gagner les rangs du FN ? Est-ce le désoeuvrement ? le besoin de mettre de la vie dans sa vie ? une réaction envers et contre ce père mollasson encarté au PS dont Fus rejette le modèle ? L'a-t-on approché ? Est-ce de sa propre initiative ? Est-ce par amour pour sa petite amie "issue d'une famille de polaques" ? On saura bien peu de choses de l'affection qu'il a pour Gillou son cadet qu'au passage on aimerait apprendre à connaître et, au final, on saura bien peu de choses de ce père taiseux qui, après avoir perdu sa femme, est en passe de perdre son fils aîné.
À mon sens, beaucoup de ces écueils trouvent leur explication dans le choix de confier la narration à ce "je" bien largué, qu'il faut tout le temps prendre par la main et qui ne sait qu'ânonner une longue litanie de constatations qui le ramène très souvent à lui-même et où l'émotion perce trop rarement.
"Est-ce qu'on est toujours responsable de ce qui nous arrive ? Je ne me posais pas la question pour lui, mais pour moi. Je ne pensais pas mériter tout ça, mais peut-être que c'était une vue de l'esprit, peut-être que je méritais bel et bien tout ce qui m'arrivait et que je n'avais pas fait ce qu'il fallait."
J'aurais aimé ressentir ce "Ce qu'il faut d'amour Au fond du silence" qu'écrit
Supervielle. L'occasion était belle, pourtant.
Au moment de dire les derniers pas qui rapprochent ce père de ses enfants après des années de dérive loin les uns des autres, l'auteur choisit l'ellipse, me frustrant plus encore, si tant est que ce soit possible. La fin tombe, assez peu conventionnelle, un bon point soit, mais ambiguë. Elle aurait dû me surprendre, elle m'a seulement donné l'impression que
Laurent Petitmangin ne savait plus comment rallier le point final de ce roman décidément trop court.
1er roman, lu pour la session 2021 des #68premieresfois
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