Driiing !
Amis Babélionautes : LA COUR !
L'audience peut reprendre. La parole est à la défense.
« Les mines sont grises et fermées, impressionnées par un protocole qui n'inspire pas la plaisanterie. »
Mesdames et Messieurs les babél-jurés.
« En trente ans de carrière, je n'ai jamais plaidé le coeur aussi lourd. Pour la première fois, mon devoir m'impose de défendre la vie, puisqu'on vient de vous réclamer la mort. »
Il y a beaucoup de choses, dans le roman qui nous intéresse.
Il y a d'abord un procès pour viol. Que vous allez devoir… trancher. En votre âme et conscience.
Il y a ensuite un accusé. Arabe, Monsieur Wallid Z. Dont vous allez devoir cerner la personnalité, pour le juger : « Selon les dernières évolutions du Code pénal, il encourt jusqu'à quinze ans de réclusion. Mais au cas où certaines circonstances aggravantes seraient établies, il risque »… la peine de mort !
[un murmure devient brouahah qui force le Président à intervenir :
- Silence ou je fais évacuer la salle ! Poursuivez Maître.]
Car, vous l'aurez compris Mesdames et Messieurs les babél-jurés, il y a aussi… un nouveau code pénal. Qui restaure rien de moins que la peine de mort. Par décapitation.
Quelles sont les circonstances aggravantes qui y conduisent ? Eh bien, nous dit la loi, « le viol est puni de peine de mort, lorsqu'il est commis par une personne agissant sous l'impulsion d'un racisme anti-français. »
[silence de mort « dans cette cathédrale du Code pénal », que la défense laisse délibérément s'installer. Puis sa voix bondit de nouveau, intrigante. Surtout, ne pas accuser une politique nationale acceptée ; juste les amener à douter de son application aveugle, comme cette justice, en laquelle il peine désormais à croire encore : ]
C'est pourquoi, Mesdames et Messieurs, ce procès, ce n'est pas seulement celui de Walid Z.
C'est un procès gigogne, qui contient le procès d'un pays qui l'a accueilli en son sein, pour l'en rejeter violemment.
Celui d'une
France revisitée par des idées d'extrême droite, qui distingue désormais les citoyens « de souche », bénéficiant de tous les droits, des citoyens « octroyés », amputés de certains d'entre eux et faisant l'objet, n'ayons pas peur des mots, d'une véritable chasse aux sorcières - avec la même présomption : Celle de culpabilité et non-plus d'innocence.
Celle-ci est presqu'impossible à renverser, quand l'instruction est uniquement à charge, et qu'il s'agit de démontrer deux pensées, à un même moment donné : Celle d'une femme qui ne veut pas se donner mais ne l'exprime pas, et celle d'un homme dont la pulsion est uniquement sexuelle et non raciste.
Or je vous rappelle, Mesdames et Messieurs les Babel-jurés, que vous devez condamner UNIQUEMENT si vous n'avez AUCUN doute sur ces
DEUX éléments cumulatifs.
[Il laisse les mots planer un instant, puis, plus intimiste : ]
Alors bien sûr, il y a également un Procureur - qui voudrait vous faire reconnaître, en plus du viol, un acte raciste anti-français. Pourquoi, sinon, un arabe aurait couché avec une bourgeoise gauloise pure souche, qui était elle-même raciste envers lui ?
Vous avez entendu, ici, les témoignages respectifs qui, s'ils établissent avec certitude un rapport sexuel bestial, laissent planer le doute sur la question du consentement à ce rapport. Viol de l'accusé ? Mensonge de la partie civile ? Ou encore, incompréhension entre l'incapacité de la victime à exprimer son refus, et l'incapacité de l'accusé à le deviner…?
« Ce n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, mais vous conviendrez qu'elle plane ici comme un doute. Un doute épais, impossible à dissiper de bonne foi. Or, en droit, rappelez-vous, le doute profite toujours à l'accusé. Voilà, c'est dit. »
Nous sommes au terme de ce procès. Au fils des audiences, vous avez pu entendre les témoins appelés à la barre ; Vous avez écouté la lecture des diverses pièces recueillies durant l'enquête : journal intime, rapport d'expert, etc… ; Mais en tant que lecteurs, vous avez également eu le privilège de revivre chaque parcelle d'évènement à travers les pensées des différents protagonistes de cette fiction - personnages principaux, et même secondaires, voire très secondaires. Vous avez vécu avec eux, les avez certainement déjà jugés - bien malgré vous.
En achevant ce roman, et en tant que babél-jurés, c'est donc premièrement à VOUS qu'il revient de déterminer, au terme de cette lecture, si l'accusé a violé Mme K.
Puis, plus important encore, c'est aussi à VOUS que revient la lourde tâche de déterminer si l'accusé a violé Mme K « parce qu'elle incarnait tout ce que la
France lui inspirait de haine et de dégoût ».
Mais surtout, et ce sera le plus difficile, vous déciderez ce faisant, en votre âme et conscience et, rappelons-le, SANS LE MOINDRE DOUTE, du châtiment de Walid Z.
De sa vie - ou de sa mort. Vous avez sa tête entre vos mains.
« L'heure est tragique. Personne ne vous envie votre place. L'affaire va se terminer, le rideau va tomber. Vous avez dans vos mains l'honneur d'un pays… et vous avez vos doutes. Des doutes que vous allez emporter de l'autre côté de cette petite porte. (…) Affranchis des passions, vous allez vous retirer pour prendre une décision devant laquelle la
France, en vertu de son histoire, ne pourra que s'incliner. »
Comme si ce n'était pas suffisant, j'ajoute que, en tant que lecteur citoyen, vous avez également la vie de votre nation entre les mains. Il y a quelques années, vous avez peut-être vu défiler sous vos yeux la dystopie de
Houellebecq intitulée
Soumission, dans laquelle un régime religieux arrive au pouvoir par laxisme de la population ; Aujourd'hui, vous avez l'occasion de lire son pendant inverse : la dystopie d'une nation qui réagit à l'extrême. Ne s'agit-il pas d'une autre forme de dérive ? C'est encore à VOUS, qu'il appartiendra de forger votre intime conviction.
« Alors oui… c'est un procès politique. Un piège vous est tendu. Cette tête qu'on vous réclame avec tant de rage chuterait dans le panier comme en son temps celle de Danton ! Une victime expiatoire. Une faute historique. Mais vous ne tomberez pas dans le piège tendu par l'accusation. Nous ne vivons pas une catharsis. La tête de ce jeune homme est bien vivante ! Vous n'êtes pas les figurants d'une de ces mauvaises fables identitaires et xénophobes qui grugent depuis trop longtemps l'histoire de notre pays… »
Ainsi, Mesdames et Messieurs les babel-jurés, et pour revenir au procès de Monsieur Walid Z,
[Il marque une pause, durant laquelle il les regarde chacun, à tour de rôle, droit dans les yeux]
Je vous conjure solennellement de ne PAS « envisager TRANQUILLEMENT d'envoyer à l'échafaud quelqu'un qui n'aurait, [en tout état de cause,] tué personne ».
Ne devenez pas les assassins que vous condamnez.
« « Vous qui entrez ici, oubliez toute espérance », écrivait
Dante. Mais il parlait de l'Enfer, pas d'un prétoire ! »
Je vous remercie pour votre attention. Et pour la responsabilité que vous allez endosser en lisant ce roman.
Quel sera votre verdict...?