Voilà à quoi servent les fugues : à ce que personne ne puisse nous dire qu'on se trompe. Et même ça, je l'ai raté.
J'ai compris quelque chose sur notre famille : d'une manière ou d'une autre, nous sommes tous des fugueurs.
Ma mère s'est enfuie en Norvège, mon père s'échappe dans son travail et ses boîtes, et ma sœur fuit dans ses cours de danse. L'humanité tout entière passe son temps à s'enfuir. Je crois que c'est le cours normal des choses.
Les gens malheureux devraient s'autoriser à fuguer de leur vie. les médecins, les psychologues, les conseillers d'orientation devraient prescrire des fugues. (p.71)
Pourquoi les décisions qui nous font du bien rendent-elles les autres tristes ?
À en juger par les livres que je lis et les films que je vois, je suis dans la moyenne du mal-être d'une adolescente. Je ne suis pas battue, pas pauvre, pas en échec scolaire, pas gravement malade, pas contrainte par mes parents à quoique ce soit. Alors pourquoi moi ? Pourquoi j'ai fugué et pas les autres ? J'ai parfois le sentiment d'être un imposteur. Je ne suis pas capable d'affronter mes petits drames alors que d'autres, qui vivent des situations bien plus terribles, s'accrochent malgré tout.
Je pense à ce qui s'est passé ces derniers jours. C'est à cause de Marina si je suis partie. On était amies depuis le CM1, on dessinait des bandes dessinées, on jouait des pièces de théâtre ensemble. On avait inventé notre propre langue. Les autres se moquaient de nous, mais on s'en fichait parce qu'on était deux. Le reste du monde ne pouvait rien contre nous.
Tout a changé à cause de la troisième B.
(…)
Marina a commencé à porter des vêtements plus branchés et à écouter d'autres styles de musique. Ses jeans sont devenus plus moulants, elle s'est mise à faire ses achats dans des boutiques de fringues de marque, et elle a troqué sa vieille besace couverte d'écussons de groupes de folk contre un sac en cuir avec des coutures dorées qu'elle tient dans le creux de son bras. Elle n'avait plus envie d'écouter de la musique ou d'aller au cinéma avec moi, elle préférait parler de garçons, faire du shopping et lire des magazines idiots avec ses nouvelles copines. Elle critiquait tout ce que je faisais, la musique que j'écoutais, ma coiffure approximative, mes vêtements.
Elle me renvoyait au visage le fait que mes goûts n'étaient pas du tout en phase avec ceux des autres élèves. Quand elle s'est mise à se moquer de moi, j'ai compris que quelque chose d'important s'était brisé. Elle n'était plus seulement amie avec les autres filles : elle était devenue une autre fille. Elle était devenue ce qu'on avait toujours détesté. (p.13-15)
Elle me renvoyait au visage le fait que mes goûts n'étaient pas du tout en phase avec ceux des autres élèves. Quand elle s'est mise à se moquer de moi, j'ai compris que quelque chose d'important s'était brisé. Elle n'était plus seulement amie avec les autres filles : elle était devenue une autre fille.
Peu importe où on se trouve, ce qui rend la vie palpitante, c'est ce qui se passe dans notre tête. Tout peut devenir une aventure, même l'immobilité et la solitude.
Quelle hypocrisie : sur les réseaux sociaux, nous sommes tous connectés alors qu'on s'adresse à peine la parole dans les couloirs du collège.
La question de mon père m'obsède : est-ce que je vais rentrer? Ce soir, je me sens absente de ma propre existence, comme si je ne faisais plus partie de ma propre existence, comme si je ne faisais plus partie de la vie de personne, pas même de la mienne. Ça ne peut plus durer, je dois faire quelque chose.